Poésie, symbolique du monde, les quatre éléments, contes, écoute, accompagnement, musique

Tribut



Le docteur Bonenfant cherchait dans sa mémoire, répétant à mi-voix : "
Un souvenir de Noël ?... Un souvenir de Noël ?... " Et tout à coup, il
s'écria :
- Mais si, j'en ai un, et un bien étrange encore ; c'est une histoire
fantastique. J'ai vu un miracle ! Oui, mesdames, un miracle, la nuit de
Noël.
Dehors le vent soufflait comme il le fait d’un bout de l’année à l’autre sur la petite Ile de Résolution, à l’est de la baie de l’Hudson, d’une voix rauque entrecoupée de sifflets suraigus lorsqu’il prenait fantaisie à sa course de s’infléchir et se glisser sous les tuiles ou derrière les contrevents gelés.
Les quelques arbres de l’Ile semblaient figés à tout jamais dans une voussure effroyablement blanche, ramure tendue vers l’avant comme pour rattraper leurs feuilles .
Dans le salon du vieil homme Lisbeth, Radieuse et Johanna se tenaient assises sur un vieux sofa aux accoudoirs calleux, serrées toutes trois les unes contre les autres, les mains crispées sur leur jupe froncée en bouillons gracieux, le visage un peu blanc déjà de ce qu’elles allaient entendre.

Leur vieux professeur de latin aimait à les garder après leur cours, leur faire découvrir les richesses de la littérature ou simplement ouvrir à ces toutes récentes immigrées les recoins mystérieux de cette île où elles s’étaient installées avec leurs parents.

-Oui, un véritable miracle. Le seul que j’aie vu de ma vie de mécréant.
Cette année-là, les bateaux peinaient à approcher le port. Ici, on attend toujours l’arrivée des bateaux, c’est même la principale occupation. Attendre… Attendre qu’une proue déchire la chair des embruns, que la coque docile s’afflanque sous les ordres de son pilotin, attendre dans le silence la cérémonie des balles emplies de faille, de grisette ou de blé. Puis compter les absences. Ici, Mesdames, la douleur d’un seul est douleur de tous.

Ce Noël-là, nous attendions tous un miracle.
Tout le monde se faisait beaucoup de souci pour le jeune Archibald Cromwell, un adolescent de quinze ans à peine qu’une sévère maladie pulmonaire condamnait à brève échéance. Je ne sais si vous imaginez, Mesdames, un enfant de quinze ans dont les poumons se mouillent de mucus et dont le teint se plombe à chaque inspiration.
Le souffle, jeunes dames, le souffle. C’est la vie normalement. Pour lui, c’était comme ce vent interminable, c’était une mort lente…
L’enfant était chétif, et pour ajouter au malheur de la famille son frère aîné s’était pris d’amitié pour les rares routes qui cernent l’Ile et vagabondait en hurlant contre le blizzard.

Ce qu’il hurlait ? Nul ne le sait, on aurait parfois dit des poèmes, il aurait pu avoir du talent. Mais lui prétendait infléchir par le verbe le destin et ses sauvages décisions.

Il n’y avait pas que cette famille à espérer un miracle.
Une semaine avant la Noël la jeune Emilie venait d’apprendre que le navire sur lequel se trouvait son fiancé avait été perdu corps et biens au large de Cape Farewell.
On attend toujours un bateau, sur l’Ile de la Résolution.
Oui…On attend toujours… Toujours…

Le vieil homme resta quelques instants comme pétrifié par l’incroyable qui remontait à la surface de sa mémoire, tira sur sa pipe puis finit par émerger de son fauteuil.

Les trois jeunes femmes, dont la mâchoire s’était, sans qu’elles s’en soient rendu compte, décrochée de ses attaches, suivirent d’un mouvement unanime de la tête son pas vers la fenêtre.
- Mais à force d’attendre on finit par désespérer. Diable, quel vent ce soir… C’est à peine croyable…
Cette nuit-là, l’enfant était à l’agonie, ses poumons capitulaient enfin. Pour ses parents c’était une de ces douleurs qui vous libèrent et vous emprisonnent à la fois, celle du soulagement et de la culpabilité. Son frère s’en était allé vers le large auquel il hurlait ses alexandrins, mais rien ne semblait vouloir enrayer la fatalité, rien… Il ne faut pas s’illusionner, vous savez.

Voulez -vous un thé, Mesdames ? Non ? Je continue…

Dans chaque maison du bourg, les familles préparaient sans grande joie le dîner de Noël. On avait renoncé depuis belle lurette à embellir les façades de ces bougies qui invitent le maraud à poser un peu sa quête et partager la soupe, on n’entendait que le vent. Vous comprenez, jeunes dames, le malheur de quelques-uns atteint toute la communauté ici. C’est une Ile, alors, forcément…

Le vieil homme appuya le front sur les vitres glacées. Au- dehors, pas âme qui passe et déchire la monotonie de ces rafales lourdes de flocons et grasses de l’huile de poisson ramassée sur les pierres du port.

Forcément…
On n’a jamais retrouvé le bateau et l’enfant est mort. Son frère ? Nul ne sait. Sans doute emporté par une lame.
Mais cette nuit là, il y eut tout de même un miracle.
Tout se paie, ici bas.
Sans doute ces vies furent elles le tribut à payer pour...

Il tira d’un coup sec les rideaux, resta quelques secondes comme suspendu aux pans de satin broché qui coupaient un peu le bruit des bourrasques au dehors. Puis se retourna.

- Cette nuit- là le vent mollit puis tomba douze heures durant. De mémoire d’Iliens, cela n’avait jamais eu lieu.



 
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U
<br /> L'humilité des vrais gens de vie devant la mort et la nature.<br /> Merci viviane: ton miracle remet bien des choses à leur place!<br /> <br /> <br />
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R
<br /> Merci à toi, Ut, de cette lecture d'un vieux vieux texte que j'avais eu plaisir à écrire et rêver. La Nature nous enseigne, pourvu que<br /> nous sachions l' entendre.<br /> <br /> <br />