Poésie, symbolique du monde, les quatre éléments, contes, écoute, accompagnement, musique
Ce n’est pas qu’il était particulièrement séduisant avec ses joues rebondies et ce tic perpétuel qui lui faisait claquer du pouce droit ses bretelles à carreaux, mais il était ethnologue et souvent passionnant.
Ce jour là, il fêtait sa centième conférence au cercle des Amis du langage, et c’est avec le sentiment de la belle ouvrage qu’il terminait de répondre à la dernière question un peu technique sur le devenir des langues à clic dans l’hémisphère sud lorsque qu’une toute jeune femme au premier rang, restée sage jusque là, leva la main.
-Oui… Madame, je vous en prie, votre question.
-Il paraît, Docteur, que vous avez une fois dans votre vie, un 24 décembre des années soixante assisté à un miracle, Docteur, pourriez-vous nous en dire plus?
Un ooooohh ! fit onduler la salle et même les derniers rangs qui s’étaient assoupis se redressèrent, donnant à l’amphi une allure de navire brinquebalé sur d’invisibles houles.
-Un miracle… qu’est ce que vous me dites là… un miracle… vous devez parler de…
- Vous devez bien avoir un souvenir de ce Noël là ?
Le docteur Bonenfant cherchait dans sa mémoire, répétant à mi-voix : "
Un souvenir de Noël ?... Un souvenir de Noël ?... " Et tout à coup, il
s'écria :
- Mais si, j'en ai un, et un bien étrange encore ; c'est une histoire
fantastique. J'ai vu un miracle ! Oui, mesdames, un miracle, la nuit de
Noël.
Ces dames, car il y a majoritairement des dames dans ce style de conférences, ces dames se calèrent sur l’inconfort notoire des chaises de la MJC locale, un deux trois toussèrent mouchèrent murmurèrent et…
Tala tala angarya
Tala bazungu bibi
Bibi
Tala
Bazungu
Angarya angarya ééé bazungu
Tout en tambourinant la table devant laquelle il était assis, il venait d’entonner une mélopée étrange, d’une voix de fausset qui fit pouffer les plus jeunes et rougir les plus âgées, mais on avait l’habitude des excentricités du Docteur Bonenfant.
-Cette histoire, Mesdames, se passe au Congo !
Cette année-là, je reçois un ami, un vieil ami, ancien camarade d’université reconverti dans le Bizness, il voulait faire un safari. Je vivais à l’époque dans la région de Bandundu, il restait encore de magnifiques spécimen d’impalas…
Je vous passe les détails, il arrive par l’avion et nous voilà partis.
Nous arrivons en land-rover dans un village et là, c’est le délire total. Là-bas, on n’avait jamais vu un homme aussi pressé. Imaginez Mesdames un film en super 8 sur une caméra qui ne connaît que l’accéléré, et vous aurez idée de l’énergie déployée par mon ami pour installer à côté de sa tente une antenne radio, sa chaîne hi-fi et ses multiples attachés cases.
Bongo bongo bouléééééééé
Kintu kani katumbooo`
Bongo
Manéno kani, manéno kani…
Naturellement ce qui devait arriver arriva, la radio ne lui permit que de capter les ondes courtes. Au fur et à mesure que la nuit s’avançait, il devenait de plus en plus improbable qu’il puisse écouter autre chose que la tour de Babel linguistique qui y babille et crachouille . La foison de dialectes incompréhensibles qui lui parvenait, entrecoupée de sifflements et autres raclements le rendait extrêmement nerveux, d’autant qu’il percevait bien l’amusement du village en cercle autour de nous deux.
C’est alors que le Chef s’est approché.
Abari !
-… ?
-Il te dit bonjour.
`-Salut.
Le Chef du village déposa à ses pieds une feuille de bananier remplie de fruits que mon ami, appelons le Nick, ne regarda même pas, tout occupé qu’il était à tourner les boutons de son poste.
-Baba apana Kimbya,apana.
- Qu’est-ce qu’il dit ?
-Qu’il ne faut pas que tu te presses comme ça, tu as tout le temps.
-Comment ça, j’ai le temps ? Tu déconnes ou quoi ? J’ai investi la moitié de mon portefeuille sur les microprocesseurs japonais, faut que je suive ça…
-Tu ne peux donner aucun ordre d’ici à ton banquier..
Il se figea dans un mouvement curieux dont je craignis un instant pour lui que l’éternité ne s’en saisisse.
-C’est vrai. Que je suis bête.
-Kesho, kesho kutwa, akuna matata.
-Il te dit que demain, après-demain pas d’importance.
…
Il passa le restant de la soirée à nous moduler sur sa radio le chant de ces langues inconnues mais qui dans leur profonde énigme, murmuraient au plus près de ce que nous étions, perdus dans la forêt..
Nous avions pris un pisteur. Un de ces hommes qui d’un revers de main écartent la forêt et de l’autre vous attrapent un mamba et lui font cracher son venin en pinçant d’un coup sec sa nuque. Un homme sûr et lent .
Trop lent pour le goût de Nick dont l’obsession principale en dehors de faire du fric était de vivre un maximum de sensations en un minimum de temps.
Nous n’avions pour tout met que quelques bananes, une soupe de manioc préparée par le pisteur qui n’avait qu’un mot à la bouche :
Kesho … demain.
Je connais bien cette région du monde, il ne faut pas se bousculer, tout finit par arriver. Et cela arriva. Au bout de trois jours de cheminement apparemment sans but.
Nick rencontra quelque chose qui a fait basculer sa vie. Et le miracle, c’est qu’il en ait pris conscience sans souffrance.
Nous avons croisé une charogne.
Ooohhhhhhhh…. Fit la salle en se pinçant avec unanimité le nez comme si ce seul mot avait transporté avec lui l’odeur qui lui est habituellement attachée .
Une gazelle. Morte depuis plusieurs semaines sans doute, mais le peu de soleil qui perce la forêt avait considérablement ralenti le desséchement des chairs. Seuls les os des pattes et les orifices naturels avaient été attaqués par la vermine.
-Kanga monoto kanga
Ongoya kuanza kobosana saa
-Qu’est ce qu’il dit, là ?
Le pisteur faisait une sorte de prière pour que la bête s’apaise dans l’au-delà et rejoigne la terre de nuit où elle courrait à nouveau.
-Il lui dit de se taire, que ce n’est pas encore l’heure.
-Elle ne dit rien cette bête.
-Lui doit entendre ce que nous n’entendons pas, sans doute.
Mon ami s’accroupit pour regarder d’un peu plus près le cadavre. Jamais je n’aurais cru cet homme capable d’une telle audace.
La gazelle semblait étrangère à ce qui se passait. Les larves multiples qui rentraient ou sortaient de tunnels sous la peau encore en bon état, rejoignant quelque orifice dans le sol en emportant avec eux de quoi garnir leur grenier, les larves l’étaient tout autant.
Je vis pâlir son visage , ses mains trembler, puis il caressa le mufle encore propre de la bestiole dont les orbites avaient déjà été bien nettoyées.
- Qu’est ce que je fous de ma vie ?Murmura-t-il.
- Ku tembela pole-pole
- C’est vrai ce qu’il dit.
- …
- Je vais trop vite. Qu’est-ce qu’il a dit exactement?
- Que tu dois aller lentement. A quoi as tu compris ce que disait le pisteur ?
- J’sais pas. Le corps. Tout. Pas les mots. Le corps
- Rudyia ku nuymba ! akuna matata. Rudyia ku nuymba !
C’est alors que j’ai vu mon ami se lever, prendre dans ses bras le pisteur, puis en silence lui indiquer le chemin du retour.
Nous sommes revenus au village sans un mot, lui y est resté. Il doit y être encore.
La salle se détendit doucement, l’image de la charogne offerte aux mandibules multiples et minuscules de la forêt en avait remué plus d’une parmi ces citadines sur leur trente et un.
Oui, Mesdames, un miracle cette nuit là….Cet homme pressé avait enfin rencontré le temps, entre les chairs fouillées sans remords ni regret par la vie et ses impérieuses faims.
-Et ce que disait le pisteur, la dernière phrase prononcée, c’était quoi ?
-Reviens à la maison…
Rudyia ku nuymba
Reviens à la maison.