Poésie, symbolique du monde, les quatre éléments, contes, écoute, accompagnement, musique
Par Viviane Lamarlère
Oui. Ce serait une magnifique journée. Elle en jubilait par avance pour ses
passagers.
Ce matin-là, de sa cabine, elle les avait observés. Certains d’entre eux patientaient depuis deux bonnes heures devant le sas qui menait à la borne de compostage puis aux quais. Dans la foule serpentine, des enfants -regard fébrile, lèvres coquillages attendant la marée - semblaient accrochés à cette pression humaine qui s’exerçait sur eux et les faisait se tenir en place .
Avant de monter, les plus âgés hésitaient un instant sur le marchepied, comme pris d’une émotion d’une toute autre nature devant les tags fraîchement repeints sur les voitures.
Maria était conductrice de train, son nid était chaque matin ce TER vers lequel
l’avait poussée une vocation précoce trempée dans la chair de vieux documents
informatiques.
Son émotion atteignait des paroxysmes lorsqu’elle constatait qu’ils avaient pensé à peindre dans la nuit des traces de pluie sur les vitres.
Le chef de gare siffla le départ et elle reçut ses passagers d’un suave, diaphane, presque érotique : « Mesdames , Messieurs, la compagnie des TERB est heureuse de vous accueillir à son bord. La température extérieure réajustée est de 21 °, la visibilité parfaite. Nous vous souhaitons une agréable traversée ... »
Le printemps en était encore à ses essayages, mais on sentait dans le bleu du ciel travaillé de quelques cirrus cette impatience qui fait exploser bourgeons et bulbilles comme autant de turgescences sucrées.
Le train prenait progressivement de la vitesse, laissant derrière lui carcasses d’immeubles, de voitures, d’usines désaffectées.
Il n’était cependant pas question que ses voyageurs perdent une miette de leur expédition. La semaine précédente, une grève impromptue des nettoyeurs du ciel
avait gâché la sortie de centaines d’usagers, contraints de se satisfaire d’un
paysage noyé dans l’épaisseur poisseuse de résidus de pollutions nocturnes .
Tout n’était pas parfait, certes.. Le long des ballasts on devinait les restes de lotissements construits à la hâte sur le soubassement mouvant de décharges sauvages à peine viabilisées, tout n’était pas parfait mais on essayait de rendre un peu de rêve après des générations de vies flouées, dont les voix avaient été dépecées, étranglées comme ces mers innocentes dont l’eau désalinisée laissait place à des îles.
Bien vite, on découvrait les rondeurs féminines de cette ancienne région viticole dont on avait réussi à sauver quelques châteaux de pierre blonde, quelques rangs de lambrusques tricotées sagement, leurs pamprilles accrochées aux ceps en un cri de terreur sous le ciel prêt à se renverser. Les chatons verts tendres dessinaient une ample couverture trouée par endroits de futaies de chênes ou de pins. La rivière lascive, de l’autre côté, se laissait aimer par l’ombre des peupliers en rangs dociles, feuilles frissons d’un vert argenté, comme une idée de Lune en plein jour.
On avait enlevé les anciens rails du TGV pour les remplacer par d’anciennes voies dont la périodicité de métal autorisait une cellule rythmique plus propice aux flâneries de la pensée.
Son cœur se serrait à l’idée que le trajet allait prendre fin et qu’il lui faudrait en annoncer le retour. Les caméras placées un peu partout dans les compartiments lui montraient des visages emportés dans le paysage, regards de bagnards s’évadant au-delà de la vitre, plis de mélancolie coulant sur les joues de vieilles personnes dont c’était sans doute, vu le prix du billet, le dernier voyage au dehors.
Il le fallait cependant. Elle s’approchait de la zone interdite.
Lentement, elle porta sa main à sa nuque et actionna la télécommande qui s’y trouvait enfoncée et mettrait en route le processus d’énergie idéo-propulsionnelle.
Puis, se saisissant du micro :
« Mesdames , Messieurs, la compagnie des TERB est heureuse de vous avoir fait redécouvrir votre région. Nous vous prions de bien vouloir attacher vos ceintures. La température extérieure sera de - 50 °, notre altitude de croisière de 5000 pieds. Décollage du train imminent »
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