Poésie, symbolique du monde, les quatre éléments, contes, écoute, accompagnement, musique

A propos des troubadours



Au reste, le jongleur, normalement, chante par cœur. Le manuscrit, pour lui, n'est qu'un aide-mémoire, les paroles suffisent souvent, et c'est pourquoi il nous reste tant de manuscrits non notés — bien que jamais une poésie de trouveur ne puisse être envisagée sans sa musique (ô philologues du XIXe siècle !).



 
C'est pourquoi aussi — du moins partiellement — même les mélodies notées nous paraissent parfois d'une si cruelle imprécision: un aide-mémoire n'a pas besoin d'être explicite, et nous serions souvent bien embarrassés si, de temps à autre, tel grand seigneur ne s'était fait rédiger à grands frais quelqu'un de ces recueils soigneusement calligraphiés qui font l'orgueil de nos bibliothèques et où, cette fois, les scribes rivalisaient de minutie.
Mais que sert de souhaiter la précision si le moyen en fait défaut ? Divers détails techniques auxquels on ne songe pas toujours assez suffisent, hélas ! à nous enlever à peu près tout espoir de lire correctement ces mélodies — et bien d'autres musiques anciennes avec elles :
I Le solfège médiéval, différent du nôtre, permettait parfaitement de ne pas écrire d'altérations là où nous les exigeons. C'est ce qu'on appela bientôt la musica ficta, l'une des plaies de la notation musicale entre le XIIIe et le XIV' siècle inclus. Si bien que, là où nous lisons un ton, il peut parfaitement y avoir un demi-ton, ou vice-versa.
2° Nous ignorons à peu près tout de la façon dont nos ancêtres chantaient. Ce qui est certain, c'est que la "pose de la voix" des professionnels de nos jours est incompatible avec cette musique (elle date approximativement du XVlII siècle italien). Sans doute usaient-ils d'une voix plate, gutturale, ou parfois de cette voix de fausset dont leur font souvent grief moralistes ou prédicateurs. Sans doute aussi agrémentaient-ils leur chant d'artifices vocaux dont le souvenir s'est perdu, et que l'écriture ne note presque jamais : tremblements, roulements, ornements divers, analogues à ceux dont sont friands aujourd'hui encore certains chanteurs orientaux.
3° Ces chansons étaient rarement chantées sans un accompagnement instrumental, non écrit, qui par conséquent ne nous est jamais parvenu.
Cet accompagnement, le plus souvent sur la vièle à archet, comportait en outré préludes et interludes. Nos mélodies sont donc comparables à ce que deviendrait un chant flamenco privé de sa guitare.
4° Notre gamme tempérée remonte au XVIII' siècle seulement. Les intervalles étaient donc différents des nôtres ; en gros, la gamme médiévale s'appuyait sur la gamme pythagoricienne : tierces majeures très hautes, demi-tons très serrés. Au XIVe siècle, certains demi-tons particulièrement attractifs pouvaient être serrés jusqu'à 1/5 de ton! Si donc nous pouvions entendre un disque enregistré au Moyen Age, il est certain que nous nous écrierions : "II joue faux !" Mais vice-versa, le trouveur qui nous entendrait exécuter l'une de ses mélodies dirait exactement la même chose.
XI

5° Malgré les efforts des philologues, nous ne savons pas trop, dans le détail, comment se prononçaient les textes qui nous sont transmis -— les directes étalent infiniment plus variables alors que de nos jours. A vouloir faire de l'archéologie et de la "fidélité", on aboutit probablement à un charabia qui n'est ni de l'ancien ni du moderne, et n'eût pas été plus compréhensible à Aimeric de Peguilhan qu'il ne l'est à nos auditeurs du XXe siècle. Ce qui est certain, c'est que nos troubadours parlaient (et donc chantaient) en une langue méridionale dont le catalan ou le provençal nous suggère une idée beaucoup plus exacte que notre français aplati : essayez seulement de prononcer le nom de Bernart de Ventadorn en faisant longuement sonner les N et rouler les R, puis comparez ce nom claironnant de cape et d'épée avec le petit "Vintadour" amorphe et sourd de la tradition phonétique francisée : vous aurez transformé le soleil du Languedoc en une lampe électrique de poche.
6° On ne commença à noter le rythme, et encore progressivement et approximativement, que vers la fin du XIIIe siècle. De sorte que seuls quelques manuscrits tardifs comportent à cet égard des indications qui sont souvent elles-mêmes d'interprétation discutable. Pour l'immense majorité, et surtout pour les chants de troubadours, les mélodies notées sont un peu analogues à ce que serait une sonate de Mozart dont on aurait tracé les points sur la portée en oubliant les queues et les barres de mesure.
De tous les factems d'incertitude que nous avons signalés, celui-ci est le seul qui ait vraiment préoccupé les musicologues. Ils en discutèrent longuement (ils continuent aujourd'hui), puis, vers 1910, crurent avoir trouvé une solution : c'était la "théorie modale", inventée par Pierre Aubry, et mise au point par Friedrich Ludwig. Elle consistait à appliquer automatiquement au répertoire des trouveurs des formules rythmiques, toujours ternaires, que les théoriciens du XIIIe siècle nous décrivent pour un autre répertoire: celui des motets. Jusqu'en 1930 environ, la théorie modale fut admise sans conteste. Aujourd'hui, les spécialistes sont beaucoup plus réticents à son égard, mais comme on n'a encore rien proposé de  définitif ni d'utilisable pour la remplacer, nul ne songera à blâmer Jean Maillard de s'en être lui aussi inspiré pour la présente édition. Il suffira de savoir, en pratique, que les valeurs ici notées doivent être prises pour des indications approximatives et non pour des impératifs solfégiques stricts ; en d'autres termes, qu'une blanche ne vaut jamais vraiment deux noires, ni une noire deux croches. Ce qui est vrai, aussi, d'ailleurs, pour beaucoup d'autres sortes de musique mais ceci est une autre histoire...
Car devra-t-on arguer des doutes de cette Préface pour renoncer à interpréter cette musique dont Jean Maillard nous donne ici la plus consciencieuse et la plus intelligente des anthologies? Ce serait bien mal raisonner. Tout au contraire, si quelqu'un parvient un jour à lui arracher son secret, ce sera peut-être celui qui l'a fréquentée et pratiquée avec son cœur, plutôt que celui qui l'aura investie d'un rempart de citations et de références. J'ai reçu jadis la visite d'un visionnaire amoureux de notre trésor troubadouresque, Lanza del Vasto. Je lui parlais des théories de Riemann, d'Aubry, des Traités de Jérôme de Moravie et de Jean de Grouchy. Il ne semblait pas m'entendre : "Tout cela m'est égal, finit-il par me dire en secouant la tête. Ecoutez ! " Il me chanta une chanson de Jaufré Rudel sans que je puisse dire encore aujourd'hui s'il l'avait traduite en rythme modal, en "ictus solesmien" ou en "Vierhebigkeit", car au bout de quelques vers, j'étais si ému de la beauté de cette, mélodie, chantée avec la même fraîcheur que si elle venait d'être improvisée, que j'avais complètement abandonné toute analyse de ce que j'entendais.
J'ai pris ce jour-là l'une des plus belles leçons de musicologie de ma carrière.
Jacques CHAILLEY.
in: Jean Maillard, Anthologie de chants de troubadours Nice edition Delrieu 1967




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M
"...essayez seulement de prononcer le nom de Bernart de Ventadorn en faisant longuement sonner les N et rouler les R, puis comparez ce nom claironnant de cape et d'épée avec le petit "Vintadour" amorphe et sourd de la tradition phonétique francisée : vous aurez transformé le soleil du Languedoc en une lampe électrique de poche."Cette remarque m'a fait sourire et comprendre à demi-mots (à demi-tons) ce texte très technique où tu tentes de nous expliquer ce que et comment chantaient nos ancêtres troubadours... Bien qu'un peu rébarbatif pour des non initiés dont je fait partie, j'ai lu jusqu'au bout et ne l'ai pas regretté. J'y ai appris des choses très intéressantes et cela m'ouvre des horizons...Le Maillard dont tu fais référence à la fin est-il un parent de Martine/Valentine ??
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R
<br /> Ce texte est la préface écrite par jacques Chailley ( professeur d'Harmonie en Sorbonne dont les cours lorsque je repris jeune maman des études de musicologie ,<br /> furent et restent pour moi une rencontre extraordinaire) au beau livre consacré aux troubadours par... oui, tu as bien vu, le papa de Valentine.<br /> J'aime rendre hommage aux amis bloggueurs, cette manière détournée en fut un...<br /> Merci Martine de ta visite.<br /> <br /> <br />
V
Oh ! Viviane !!! :0010:
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R
<br /> Cela me fait plaisir que tu sois contente (sourire)<br /> je 'embrasse<br /> <br /> <br />