Poésie, symbolique du monde, les quatre éléments, contes, écoute, accompagnement, musique
Se prévaloir de l'admiration de Haydn, Mozart et Beethoven serait-il un des marqueurs du génie? Sans doute car si dans la famille Bach on demande le plus souvent " le Père" on en oublie (et c'est dommage) les fils, tous talentueux et pour l'un d'eux, Carl Phillipp Emmanuel, tout simplement génial. Précurseur de la musique classique et même, par certains aspects, du style romantique, son oeuvre très abondante, d'une liberté formelle étonnante qui alliait le sens de la surprise harmonique à la volubilité improvisatrice reste largement méconnue.
La philosophie des Lumières et son souci de clarté et de rigueur, l'ombre si lourde d'un papa qui jouait du contrepoint comme d'autres respirent et d'un parrain qui se nommait Telemann, tout cela va porter le jeune C.P.E à sortir du chemin tracé. Il lui fut absolument impérieux de laisser parler ses émotions, laisser vivre son Moi caché, avec ses contradictions et ses paradoxes... Ne disait-il pas qu' " un musicien ne peut émouvoir le public avec son oeuvre que s'il en est lui-même ému" ?
Toile de Jean Huber
Mais commençons par le commencement! Deuxième enfant de Jean-Sébastien et de Maria Barbara, CPE Bach est né à Weimar en 1714. Elève de son père il se révèle un brillant claveciniste au tempérament plein de fougue, capable dès l'âge de onze ans de jouer à vue n'importe quelle oeuvre de son père. L'atmosphère brillante et très créatrice de Leipzig stimule sans nul doute ses facilités naturelles aussi bien intellectuelles que musicales et c'est ainsi que, sous la supervision de Jean-Sébastien Bach, il se lance dans la composition de pièces pour clavecin puis pour formations de chambre, tout en poursuivant des études de droit sitôt reçu au baccalauréat de l'époque.
Les fils de Bach savent le patrimoine musical qui repose sur leurs épaules et entre leurs doigts et ont à coeur de le transmettre. Enseigner s'impose, comme une évidence.
Il ne tarde pas à être embauché par le prince héritier de Prusse, futur Frédéric II, comme musicien de l'orchestre de la Cour de Prusse.
Il restera 30 années à son service, le suivant dans tous ses voyages et dans son ascension politique.
Ici le futur empereur en compagnie de sa soeur Whilelmine
Il se trouve que le futur empereur est poète, philosophe et même musicien!! Malheureusement pour notre jeune compositeur, le monarque est flûtiste et celui qui fait la pluie et le beau temps dans l'orchestre est un musicien ô combien moins doué pour la musique que l'héritier de Bach mais bien plus habile à flatter. Nous voulons parler ici de Johan Quantz dont la musique reste d'intérêt mineur. Enfin... elle donnait au grand Frédéric II l'occasion de briller en concert, alors...
CPE Bach est sous-payé par rapport aux flagorneurs qu'il dénonce. Mais il faut vivre et jusqu'en 1742, son oeuvre est dite " alimentaire ". Il compose des pièces faciles que pourra jouer le Prince, tout en préparant ce virage qui surprendra sans doute son entourage vers son style si personnel, si emblématique du Empfindsamkeit ( style sensible, émotionnel ) . C'est l'époque des sonates Prussiennes, dédiées à l'empereur, dont je vous propose le troisième mouvement de la sonate n° 4 Wq 48, tout en dentelle et construit comme une Invention de ... Bach père. Ecoutez ces si beaux contrastes de nuances et cette rigueur d'écriture à partir des quatre double-croches qui entament ce mouvement en forme de gigue:
Le clavier est décidément son compagnon favori et il ne va cesser de composer pour lui, plus de cent sonates dont la majeure partie fut publiée de son vivant mais aussi des concertis créés aussi bien sur le clavecin dont il extirpe le meilleur avec une recherche quasi obsessionnelle de la ligne chantée que sur clavicorde ou pianoforte.
Pour commencer un des tous premiers concertis, le Concerto pour clavier en ré majeur Wq 11, dont voici le généreux premier mouvement qui oppose un orchestre que n'auraient renié ni Lully ni Vivaldi, très Grand siècle dans sa majesté, et un soliste volubile et questionnant, proche du style galant mais écoutez bien la magnifique cadence de virtuosité à la fin, comme elle s'égrenène avec puissance et mélancolie ( et avec des moyens très restreints : une gamme descendante!!!)
J'ai volontairement parlé de mélancolie car notre homme l'était, souffrant sans doute profondément des rivalités de la cour, du poids de son nom et de n'être pas reconnuà sa juste valeur. Voulez-vous entendre cette âme chanter? C'est l'Adagio du Concerto pour clavecin Wq 20 qui nous le raconte, toujours autour de merveilleuses et simplissimes mélodies qui tout à coup nous font sentir Mozart si proche... Et là encore, c'est sans doute dans la cadence qu'il se donne tout:
On raconta beaucoup des relations de Jean-Sébastien avec son fils. On parla même de mépris. Nous n'y étions pas et nous garderons d'accorder crédit aux propos reportés par Cramer, peut-être bien jaloux. Bach admirait le talent de Carl-Philipp et en visionnaire encourageait le goût de son fils pour le clavicorde, instrument d'une grande puissance expressive qui participa de la révolution de l'écriture musicale. En témoigne ce bel Andante de la Sonate en La majeur Wq 65 pour clavier joué ici au piano et qui ne dépare pas sur cet instrument. Par moment j'y retrouve l'ambiance d'improvisation rêveuse, les envolées lyriques, le sens de l'asymétrie encore propre à certains génies du jazz comme Keith Jarrett. Mais écoutons ce mouvement:
Toujours jouée au piano une sonate dans le plus pur style de Scarlatti, la Sonate en Ut mineur, Wq 65-31. Elle est très caractéristique de la passion de son auteur pour les changements de rythmes, de mesure, les cadences librement improvisées au milieu du discours et qui le rompent, frisant parfois l'incohérence, les silences impromptus enfin qui prennent sens d'une respiration vitale dans le décours de la geste créative. Il s'agissait de laisser parler l'âme et le coeur. Un côté joueur aussi, ménageant l'attente et la curiosité de l'auditoire. D'ailleurs ce mouvement précis est intitulé Scherzando ( en jouant...):
CPE Bach ne vivait pas que pour le clavier, la viole de gambe et le violoncelle lui parlaient tout autant et il y fut à la fois le brillant élève de son père, le dépositaire d'un art qui se diluait en faveur du seul violon, et sans doute le maître à créer d'un autre classique brillantissime dont on connaît si peu l'oeuvre: Boccherini.
Pour la viole de gambe accompagnée du clavecin voici l'Arioso de la sonate en Ut majeur Wq 136. Mêmes caractéristiques formelles obsédantes que dans l'oeuvre pour clavier et c'est ce qui fait de ce compositeur quelqu'un de si singulier, quoiqu'il touche. ici, le climat est tout d'amabilité et de douceur, une parenthèse sereine dans une vie inquiète:
De la viole de gambe au violoncelle il y a bien des différences, nous les sauterons joyeusement pour rejoindre le Concerto pour violoncelle Wq 172 en La Majeur dont vous entendrez successivement
le 1er mouvement
et le 3ème et dernier mouvement:
Vous aurez entendu l'orchestration presque baroque dans sa facture, très italienne, et le modernisme du violoncelle qui explore toute sa tessiture en entraînant l'orchestre dans des envolées plus dramatiques.
D'ailleurs la pensée de CPE reste égale à elle-même lorsqu'il utilise l'orchestre comme instrument à part entière comme dans cet extrait de la Symphonie n°1 Wq 179. Le climat y est tour à tour furieux, inquiet, comme une bourrasque traversée de questionnements métaphysiques! On ne peut s'empêcher d'y entendre encore la nature profondément brillante, spontanée, d'une intrépide créativité du compositeur:
Très attaché à son père dont il fut le gardien de l'oeuvre après sa mort, CPE lui rendit un hommage appuyé en écrivant un très beau Magnificat. Voici donc pour terminer cette promenade dans les bois d'un compositeur méconnu encore aujourd'hui, le Magnificat anima mea Dominum, rigoureux dans sa forme et dans sa puissance. Comment s'affranchir d'une telle ombre sinon en créant sa propre lumière...?
A la mort de CPE Bach, le 14 décembre 1788, une gazette de la ville de Hambourg écrivait: " La musique perd en lui une de ses plus belles parures ".
Il nous reste de lui cette oeuvre prolifique, comme un pont entre deux mondes, le baroque révolu et le classique naissant dont il fut un grand architecte.
Toile de Hubert Robert, 1788, le pont du Gard