Poésie, symbolique du monde, les quatre éléments, contes, écoute, accompagnement, musique
Celui-là, je l’avais bien gagné.
Celui- là, il était beau et d’une taille inhabituelle.
J’avais passé une bonne partie de cette très chaude après-midi du mois d’août à me griffer dans les ronciers dont je surveillais jour après jour l’éclosion des baies. Aidée d’une sorte de faucille attachée à un grand bâton que m’avait fabriqué mon grand père, je me mijotais particulièrement les plus dodues tout au sommet des buissons, à bien deux mètres. C’est dans cette haie aux barbelés inventifs que j’avais remarqué le manège des poules.
On dit que ces volatiles sont stupides, c’est faux. Elles savaient parfaitement sortir et rentrer seules de leur enclos et éviter d’un battement d’aile ma main énervée qui tentait de les attraper pour les ramener au bercail.
Je les avais d’abord entendues, lançant à la cantonade ce gloussement orgueilleux et réflexe qui accompagne leur rictus cloaqual . J’en avais repéré une puis deux puis toutes, qui laissaient là leur joli cadeau bronzé et tout chaud qu’il ne me restait plus qu’à cueillir. Il n’y a de la chance que pour les brigandes : en un même territoire géographique des mures et des œufs.
Celui-là il était super beau.
Mais en le prenant, il explosa entre mes doigts.
Qui peut dire ce que cet arôme délicat et subtil peut engendrer par suite d’associations d’idées sournoises et exotiques.
La détrempe déjà caca d’oie dégoulinait entre mes doigts, emplissant l’air raréfié d’une sorte de stupeur qui me faisait penser à la création du monde.
Univers à la fois capiteux et suffoquant, en pleine expansion de ses galaxies nauséabondes, je ne savais comment fuir mes mains auxquelles restaient accrochées des esquilles penaudes.
De mes escapades dans la grange où traînaient de vieux ouvrages de l'école vétérinaire de Maison-Alfort, je conservais une curiosité insatiable pour les choses de la vie. Enfant tenue rigoureusement éloignée des savoirs nocturnes et des secrets de la génération, quoique déjà pubère, je ne pouvais que fantasmer.
Et faute de m 'identifier à un personnage féminin au sein de la famille, je m' identifiais sans difficulté aucune aux vaches et aux chiennes dont la seule évocation des chaleurs me troublaient et m' humidifiaient sans que je puisse m' en expliquer les fins.
Quelques jours plus tôt, j'avais fait un mauvais rêve. Un homme de blanc vêtu était arrivé à la maison, répétant vasto vasto vasto.
Habituée aux rêves prémonitoires et ressortant trempée de sueur de ces
vagabondages oniriques, j'étais persuadée contre toute la famille que quelque chose allait se passer dans les heures ou jours qui venaient. Et cela n'avait pas raté.
Ce matin là, il avait débarqué, venant directement d'Alsace en deuche, vêtu d'une sorte de chasuble blanche qui le faisait ressembler à un ange, et nous avait très calmement annoncé qu'il étai prêt à acheter cash notre maison pour la confrérie de l'Arche, proche de Lanza del Vasto. Il en avait rêvé trois jours plus tôt, avait cherché sur une carte et s'était mis en route après en avoir parlé à sa congrégation.
Il s'agissait de mettre en place une maison de réinsertion pour jeunes drogués.
J'avais eu droit à ce regard collectif réservé aux vilains petits canards: je n'avais pu cacher cette expédition nocturne et épuisante dans les arrière-mondes et autres dimensions dont je reste aujourd'hui encore persuadée de l'existence.
Pourtant, et contre toute attente, mes parents acceptèrent aussitôt la transaction.
Il faut dire que notre maison, au doux nom de Jautan, sise entre Houeilles et Casteljaloux à la limite des Landes, vieille propriété construite sur les ruines d'un château Anglais, suintait la souffrance. Même les plus rationalistes de la famille s'y sentaient oppressés par la mémoire des murs. Les propriétaires successifs s'y étaient suicidés les uns après les autres, par pendaison dans un coin du grenier ou noyade dans le puits profond de trente mètres, et c'est ainsi que par mesure de précaution on vendit avec une indécente audace des années de souvenirs.
J'étais profondément attachée aux dépendances de la maison, à mes greniers en poupée gigogne, emplis de placards sans fin dont je pensais qu'en rentrant dans l'un puis dans l'autre je finirais par rapetisser comme Alice et enfin trouer mon miroir obscur. J'aimais le parc, ses épicéas, son sapin bleu à la tronche ravagée par la foudre, l'îlot de bambous dont je suçais les pousses en me prenant pour un panda, le vieux chêne rongé aux mites, les étranges champignons durs comme du bois qui poussaient en escalier sur les troncs et qui, à n'en pas douter, allaient ouvrir dans quelque écorce une de mes portes maginaires.
J'aimais les granges aux trésors inépuisables, la vieille odeur de livres fanés dans les malles, la menace silencieuse des outils de jardin que le grand père laissait dans l'ombre d'un appentis, j'aimais surtout ce coin derrière la porcherie et le poulailler qui séparait la partie résidentielle de la maison de sa partie... comment dire? Payse.
Pour les mures et cette course aux oeufs.
Celui-là achevait son égouttage à mes pieds et forte de ma science vétérinaire embryonnaire je recherchais germe de vie dans ce magma merdique et vert. Moi la réprouvée, la pas comme les autres, celle qui annonçait les morts ou les accidents d'avion avant tout le monde, on ne m'avait pas crue, une fois de plus, on avait voulu faire avorter une fois de plus cette connivence avec d'autres cordages, d'autres espaces, d'autres dimensions. Plus que l'odeur, ce qui me frappait dans cette
dissolution de la matière, c'était sa troublante ressemblance avec ce que j'imaginais des mécanismes souterrains qui régulaient nos organismes. Une folle envie de me retourner comme un gant et aller inspecter mes abattis en pleine digestion me prit, convaincue que j'étais qu'il y avait grande similitude entre l'absorption de mon corps
un jour prochain par la Terre et l'absorption du dernier gratin de brocolis par mon intestin.
Et si j'allais dans la chapelle attenante pour y sacrifier à mes Dieux inavoués? Je prenais la totalité des oeufs découverts ce jour-là et un à un les écrasait entre mes mains transformées en autel, en me répétant jusqu'à en hurler de chagrin " Petit poussin est mort, petit poussin est mort". A chaque oeuf je tuais en toute conscience une âme en puissance et ma culpabilité se renforçait d'une sorte de plaisir.
Vengeance sur plus petit que soi de la souffrance d'être écrasée et solitaire à la fois, incomprise et pourtant toute ouverte à comprendre.
La beauté vierge de ces oeufs frais lavait les dernières traces de l'oeuf pourri sans en effacer le parfum étrange.
Désolée d’en être arrivée à cette extrémité, je nettoyais mes paumes contre les ronces, ce qui n’était pas la meilleure idée du jour, la fadeur du sang et la subtile obstination de la putréfaction se marient assez mal. Autant demander à la vie et la mort de signer l’armistice.
Le soleil ce soir là était d'une arrogance insoutenable. J'ôtais mes lunettes afin de n'en voir que le halo et échapper à ce trop orange qui nappait le ciel. Si mes doigts avaient eu la taille et surtout la volonté de l'atteindre, je l'aurais volontiers barbouillé de ce mélange cru et jaunâsse qui séchait doucement en se craquelant, afin de faire disparaître cet unique et silencieux témoin. Mais j'étais épuisée de mes crimes et trop lâche pour réclamer au soleil une ombre réparatrice à ce que j'avais transgressé sans le vouloir vraiment. D'ailleurs, le soleil négocie-t-il avec le Diable?
Troublante ressemblance avec les mécanismes souterrains de malabsorption qui régulaient notre famille.
J’en fus dégoûtée des œufs pendant de longues années, la seule vue de leur forme m’éloigna à tout jamais de la géométrie et même, quelques temps, de Brancusi.
Ballade en forêt Guyanaise.
La chair est fendillée par la sueur, les yeux rougis par les nuées de moustiques et l’effort que demande au regard la traversée de cette brume vivante.
La chair de la forêt primaire – nous sommes quasiment à la frontière du Brésil, ayant remonté en pirogue le Maroni- exhale ce fumet de pourriture quasi sacrée dont on voit les vapeurs s'exfiltrer du sol et se coller aux feuilles des fougères géantes ou des philodendrons locaux. A chaque pas l’odeur de cet œuf primitif, comme on parle des
fautes ou des scènes auxquelles un enfant ne doit pas assister, l’odeur me rentre dans les narines, les yeux, les pores de la peau, m’entoure comme un cocon. Je ne vais pas tarder à me transformer en papillon, je le sens. Il ne reste plus qu’à me suspendre à un arbre et dans quelques semaines je m’envolerai au sommet de la canopée pondre
mes propres œufs avant de crever des suites d’un brutal acte d’amour et retrouver mes atomes crochus au cœur de la jonchée putrescente.
J’en ai gardé un amour fou des papillons et commence tout juste à me réconcilier avec les œufs.
Balade en Guadeloupe.
Nous avions passé la journée à la plage de sainte Anne
On dirait une femme allongée au soleil
Qui offrirait ses hanches
Aux caresses du vent.
Ses seins sont épicés et de satin sa peau
Nus sous les fins saris
De silice et d’eau pâle
Il siffle sur la mer une brise efficace
Qui pousse les bateaux vers la ligne vorace
Mes yeux sont avalés et j’ai perdu le ciel.
Dans les abîmes glace
J’ai croisé des cosmos et tourbillons de fiel.
On dirait une femme endormie pour toujours
Sur les plis des draps blancs
Froissés après l’amour
La tête renversé je bois un lait si doux
Qui coule de cette voix
Aux muqueuses velours
On dirait une femme et pendant qu’elle dort
La mer tranquillement
Recoud son vêtement
En piquant les aiguilles des oursins géants...
M’arrachant aux vertiges de turquoise et saphirs de ces eaux, mon mari
m’entraîne à la Soufrière.
Des rubans jaune soufré s’échappent des opercules entrouverts dans la pente boisée. Les plantes ne semblent pas pâtir de la tiédeur du sol, végétation luxuriante jusqu’à l’extase. Le grand chaudron des dieux est en pleine effervescence sous nos pas et leur omelette est en bonne voie. Je m’attends à tout moment à vivre en direct un cataclysme jouissif qui répandra en pseudopodes sirupeux le parfum diabolique de
la pourriture originelle.J'imagine mes pieds englués dans une pâte de soufre et de feu, la pensée continuant de rejoindre son creuset tandis que les jambes restent attachée à leur verrou de lave. Il faudra toute l'énergie de mon mari pour me détacher de ce début de pétrification dans lequel je me pense contenu et contenant, pierre tombale et âme libérée.
Retour à la case départ, début de réconciliation avec Brancusi et ses explosions de sauvagerie contrôlée.
Balade dans les chais du château Calon- Ségur.
Une vieille odeur de souffre serpente entre les cuves. On y travaille le vin avec ce produit qui empêche la dégradation du jus de la treille au contact de l’oxygène. Tiens donc ! Ce ne serait pas l’odeur d’œuf pourri qui dégraderait l’odeur de l’oxygène ? Cette senteur de mon enfance, associée en outre aux premières crèmes dépilatoires dont s’engluaient mes sœurs, ce sillage aurait donc des vertus ?
Réconciliation définitive avec ce profond mystère que restera, pour la petite enfant que je suis encore, l’œuf de poule. Sortent-ils d’ où vous savez avec coquille ou sans ?
Celle-ci est-elle molle comme celle
Des tortues,
Se durcit –elle au passage
Dans ce chaste tunnel
Recouvert de plumage,
Se fragilise-t-elle avec le temps ?
Cette odeur de soufre qui me poursuit et que je ne trouve pas désagréable, elle qui dit l'aventure cachée de la matière, je la respire désormais dans les oeufs frais pondus, dans l'humus en décomposition, dans les bons vieux Bordeaux travaillés à l'ancienne en y ajoutant du blanc d'oeuf un peu passé. J'ai fini par l'accepter, l'incorporer, ne plus la fuir ou l'associer à des meurtres impunis.
Et puis, quelle rapport avec mon ami le Diable?