Poésie, symbolique du monde, les quatre éléments, contes, écoute, accompagnement, musique
Premier épisode
Ma très lointaine ancêtre, Ukraine, vivait dans un coin reculé de province et provinciale elle l’était par ses habitudes, son attachement un peu naïf aux petites choses qui empêchent le quotidien de sombrer dans le banal, le récuré ou le sordide, toutes choses trop précises et assurées pour son regard de myope.
Elle avait réussi à mettre au monde trois enfants avant que par un décret international ne soient instaurées des lois interdisant la procréation sans autorisation gouvernementale. Il faut dire que les gouvernements des pays dits industriels avaient été bien en peine de résoudre les difficultés auxquelles étaient quotidiennement confronté le citoyen du monde. On n’avait trouvé que le bâton du gendarme pour réfréner les envies de perpétuation de l’espèce.
Le seuil de pollution était tel que les gouvernements avaient posé là un argument imparable : les humains avaient accepté de prendre le risque de voir leur lignée s’éteindre pour qu’elle ne s’éteigne pas.
Dans ce monde de grisaille essentiellement voué à la communication virtuelle, et où l'on ne se rencontrait qu’avec l’accord express de la commune dont on dépendait, muni d’un masque et de vaccinations diverses et variées, Ukraine ne rêvait
que de maisons aux façades bigarrées, alanguies au-dessus de leurs ruelles,
du chant de l’eau
coulant dans les fontaines,
de la chaux qui explose de joie au soleil
et de patios ventrus aux siestes paresseuses, de chairs se rencontrant
autrement
qu’au travers d’un écran.
Elle prit, la première, la tête d’un mouvement de révolte souterraine contre les trois gouvernement mondiaux.
Nul ne savait où se trouvait le siège de ces puissances à la fois occultes et très présentes au quotidien. On ne connaissait que leur nom, sans connaître leur visage. Communicaction, Informaction , Médiaction.
Média semblait être le plus haut placé dans l’échelle hiérarchique mais nul ne pouvait en jurer. On sait simplement qu’il brassait des milliards de centavos, régnait sur toute la technologie de pointe et encourageait tous les citoyens du monde à embarquer sans question préalable dans le navire virtualité.
Communicaction était présente dans la moindre vitrine, et se précipitait sur tout consommateur un peu critique, l’étouffant de ses bras ectoplasmiques jusqu’à ce que mort s’ensuive. On comptait par millions les disparus de la Consommation et de la publicité. Mais ce ne suffisait pas à résoudre les problèmes de population excédentaire. Il faut vous dire qu’à cette époque, il n’y avait pratiquement plus d’eau sur terre, et que la surface habitable se réduisait jour après jour et heure par heure en certains endroits comme… comment disait-on ? Comme peau de chagrin.
Information était encore plus détestable. On le nommait le trafiquant de rêves. Voleur eut été plus approprié… Oui, voleur. Il s’immisçait dans la pensée des gens, la découpait en tranches fines, si fines qu’ils n’en avaient conscience, et remplaçait le vide ainsi créé par une sorte de magma dont un chien n’aurait pas voulu pour pâtée.
On modela ainsi des milliards d’êtres humains, ce que l’on appelait… comment disait-on ? la pensée unique ? C’est bien cela ? Oui. La Pensée unique.
Le pire est que tout semblait aller pour le mieux. Le génocide silencieux et discret des consommateurs critiques et l’interdiction de procréation finirent par rendre à peu près respirable la planète. Et chacun d’y manger à peu près à sa faim.
Jusqu’au jour où Ukraine se rendit compte que son cerveau était visité chaque nuit par de curieuses ombres…
Ce jour-là avait été oppressant.
Ses enfants étaient grands et lui laissaient beaucoup de temps libre, mais elle ne pouvait s’empêcher d’être inquiète pour leur avenir. La grisaille rongeait à petit feu la tranquillité qui aurait dû être sienne de les avoir mené à bon port, écarté des guerres tribales qui éclataient de temps à autre entre mégapoles .
Après une vie d’engagement auprès de sa famille elle s’était décidée à coucher sur le papier son temps de vie. Témoignage lourd et secret dont la découverte aurait pu lui valoir la peine capitale. Il était interdit d’écrire sur autre chose que sur ordinateur. Les trois pouvoirs réclamaient d’accéder à tout moment à l’intime de chacun. Surveillance douce et écrasante à la fois, comme ces amours envahissantes qui vous empêchent de respirer à votre rythme.
Elle avait réussi à sauver quelques crayons de graphite de la scolarité de ses enfants, quelques vieux cahiers dont elle avait rempli son matelas et où elle consignait, jour après jour ses Non et ses Pourquoi.
Sa révolte était née un matin où « Ils » avait euthanasié ses chats pour les remplacer par des robots phototropiques. Les substituts en question nécessitaient autant si ce n’est davantage d’attention que des bêtes à sang. Elles avaient, disait-on, le mérite de ne se nourrir que de lumière, et devenaient affectueuses avec le temps.
Ukraine en regrettait presque l’odeur des boites de conserves animales éventrées chaque jour dans sa cuisine, cette odeur de vie déjà décomposée qui mettait tant ses chats en appétit.
Il lui semblait que depuis que les robots sensibles avaient fait leur apparition dans la communauté humaine, la lumière du soleil en était moins vive chaque jour… Et si ces curieuses bêtes en arrivaient à s’adapter et boire la lumière qui tombait des étoiles ?
Ukraine avait l’intuition que ces assemblages de métal et d’électronique devinaient la pensée et cultivaient jusqu’au sordide un certain art de l’inutile et du malfaisant, travaillant insidieusement sur ce que des psychologues de temps anciens appelaient le besoin d’objet transitionnel.
On leur avait supprimé l’enfantement, on leur supprimait la douceur des pelages, les obligeant à sculpter dans la froideur immature de l’objet une histoire et des interactions.
Elle ne faisait que le strict minimum avec ses animaux de compagnie d’un genre nouveau pour ne pas être dénoncée. Mais ce qui l’effrayait le plus était l’attachement quasi infantile, la régression constatée chez certains de ses amis. Elle avait d’ailleurs rompu avec la plupart, convaincue que cela ne pouvait que conduire à un désastre de se laisser ainsi embarquer dans un tissage de liens quasi fétichistes avec de l’inerte programmé à ressentir.
Il faut dire qu’Ukraine avait hérité lointains talents à communiquer avec d’autres contrées du temps ou de l’espace.
Le lendemain de la mort de son père, alors qu’elle se laissait flotter dans sa baignoire pour se laver des tracas qui suivent toute disparition, elle s’était surprise à chantonner une vieille chanson qui ne lui plaisait pas particulièrement plus qu’une autre:
« Ouvrez, ouvrez la cage aux oiseaux
regardez- les s’envoler, c’est beau… »
Sans que cela l’étonne vraiment, le bengali de sa salle de bain était sorti tout seul de sa cage et était venu se poser sur la tringle à rideau. Elle avait immédiatement pensé « Mon père… ! ».
L’oiseau s’était laissé attraper sans résistance, aussi léger et soyeux qu’un pétale de coquelicot pleurant son vert-de-gris natal, et elle en avait, entre deux sanglots de chagrin et de froid, conclu que ce n’était qu’un signe de plus de sa complicité avec les multiples filins du monde, un signe de plus dans une vie qui n’était que cela.
Ukraine entretenait des relations bien étranges avec les objets. Elle savait déplacer à distance la matière, quelle qu’en soit le poids moléculaire.
Cela lui coûtait grand effort et surtout une mise en synchronicité avec d’ autres canaux de l’espace temps. Elle le payait d’une peur d’être découverte qui l’amaigrissait chaque jour davantage. Car depuis peu, elle s’entraînait à reprendre la maîtrise de ces animaux artificiels, se concentrant de toutes ses forces à entrer dans leur programme pseudo-émotionnel.
Cette nuit-là, elle avait été réveillée par d’étranges chuchotements autour d’elle et le sentiment… oui, le sentiment qu’on volait sa lumière intérieure…
De ses pupilles fenêtres
Les lueurs silences s’envolaient
Leurs mousselines claires
Avalées par la glace
Du faux -semblant
Au regard vide.
Non ! hurla-t-elle.
Et dans l’ombre qui se dissipait un peu, elle les vit reculer.