Elle voyait pousser les pierres et leur attribuait des vertus protectrices, curatives, prédictives, purificatrices.
Pour n’en citer qu’une, l’émeraude :
" L'émeraude pousse tôt le matin, au lever du soleil, lorsque ce dernier devient puissant et amorce sa trajectoire dans le ciel. A cette heure, l'herbe est particulièrement verte et fraîche sur la terre, car l'air est encore frais et le soleil déjà chaud. Alors, les plantes aspirent si fortement la fraîcheur en elles comme un agneau le lait, en sorte que la chaleur du jour suffit à peine pour réchauffer et nourrir cette fraîcheur, pour qu'elle soit fécondatrice et puisse porter des fruits. C'est pourquoi l'émeraude est un remède efficace contre toutes les infirmités et maladies humaines, car elle est née du soleil et que sa matière jaillit de la fraîcheur de l'air. Celui qui a des douleurs au coeur, dans l'estomac ou un point de côté doit porter une émeraude pour réchauffer son corps, et il s'en portera mieux. Mais si ses souffrances empirent tellement qu'il ne puissent plus s'en défendre, alors il faut qu'il prenne immédiatement l'émeraude dans la bouche, pour l'humidifier avec sa salive. La salive réchauffée par cette pierre doit être alternativement avalée et recrachée, et ce faisant, la personne doit contracter et dilater son corps. Les accès subits de la maladie vont certainement faiblir... "
C’est peine que l’on ne redécouvre que depuis peu de temps cette femme d’exception qui a marqué de son empreinte toute l’Europe médiévale.
Hildegarde Von Bingen est née en 1098 à Bermersheim dans une famille aristocrate rhénane. Son père avait promis d’offrir son dixième enfant à l’Eglise, ce sera elle. Elle entre donc à l’âge de huit ans au couvent des bénédictines de Disibodenberg sur le Rhin, dans le diocèse de Mayence, prononce ses vœux perpétuels et reçoit le voile monastique des mains de l'évêque Otto de Bamberg vers l'âge de quatorze ans.
C’est à l’age de 38 ans qu’elle devient Abbesse de ce monastère avant de fonder en 1147 le monastère de Rupertsberg qui donnera son nom à un manuscrit fameux de ses œuvres.
Elle s’y consacrera à la Vie le restant de son existence, et avec quel génie, quelle curiosité pour les connaissances de son temps, quelle intelligence des autres, quelle aptitude intacte à la rébellion, quelle conscience surtout de ce qu’elle nommait Viriditas, concept de vitalité spirituelle et corporelle, que nous retrouverons plus tard chez Spinoza et sa philosophie de la joie.
Elle nous laisse une œuvre immense, une très riche correspondance, l’élaboration d’une langue et d’un alphabet nouveaux, deux ouvrages médicaux - les seuls au XIIe siècle - des traités de botanique et de géologie, des chants et drames liturgiques et surtout ces visions qui ont traversé intactes le temps, dont de superbes enluminures peuvent approcher l'essence .
Et si avant de l’écouter nous explorions les multiples facettes de ce génie féminin qui a synthétisé culture Saxonne et latine, science et religion, poétique et médecine et qui fut à elle seule une encyclopédie sans précédent?
Le médecin d’abord.
Elle fut sans doute l’un des plus important de son temps. Ses ouvrages pressentent les idées à venir sur la physiologie humaine. Férue de pharmacologie et douée d’une grande connaissance des simples qu’elle observait sans se lasser, elle utilisait tout ce que la nature pouvait offrir de traitements aux maladies curables alors et cette sapience en fit l’une des toutes premières phytothérapeutes.
Tout en tenant la virginité pour le plus haut niveau de la spiritualité, elle fut la première femme de l'histoire à parler sans fard du plaisir du couple et en particulier de l’orgasme féminin qu’elle décrit avec précision et poésie. Quand elle fait l’amour avec un homme, la chaleur dans le cerveau de la femme, qui procure la sensation de plaisir, se transmet aux sens et déclenche chez l’homme l’expulsion de la semence. Quand la semence s’est logée à l’endroit prévu, c’est la chaleur intense du cerveau qui la retient. Les organes de la femme alors se contractent. Les organes sexuels, qui sont ouverts pendant les menstruations, sont maintenant fermés, tel un poing serré.
(Audrey Ekdahl. Hildegardis Curæ et Causæ (1173), Medieval Inst., Michigan, 1992.)
Nous sommes bien loin ici des élucubrations de la psychanalyse sur la fonction symbolique de l'orgasme... et si près de ce qui a permis à l'humanité de se conserver: le plaisir partagé.
Penseur, et ceci bien avant que Léonard de Vinci ne lui donne cette forme que gardera la postérité,
cette figure de l’homme s’inscrivant à la fois dans un cercle et un quadrilatère accompagnait au quotidien ses réflexions d’intellectuelle toute préoccupée de sagesse, mais aussi ses visions mystiques qui passionnèrent le Moyen-Âge et furent éditées jusqu’en 1513 à Paris.
Le manuscrit le plus beau parmi les dix qui nous sont parvenus du Scivias ( du latin sci vias Dei " Sache les voies de Dieu ") est celui de Rupertsberg.
Il décrit en plus de 600 pages 26 expériences visionnaires illustrées de 35 enluminures et se clot sur 14 chansons et une partie de la musique du drame liturgique Ordo Virtutum, quatre-vingt-deux mélodies qui mettent en scène les tiraillements de l'âme entre le démon et les vertus.
Les enluminures qui accompagnaient la description de ses visions- et à la facture desquelles elle participait pleinement - sont de toute beauté, comme cet œuf cosmique à l’étoile rouge dont la forme est très évocatrice du sexe féminin:
ou cette ronde de la vie, qui, si elles ont enchanté les alchimistes, suggèrent aujourd'hui à des spécialistes en neurologie que ses visions étaient liées … à des migraines… Laissons-les à leurs expériences propres et laissons-nous charmer.
Je ne doute pas et même espère que des amateurs éclairés sauront apporter une lecture nourrissante aux deux images qui précèdent.
On reconnaît dans le style des chants de Hildegarde celui du trobar clos ( hermétique ) dont je vous avais parlé précédemment à propos de Macabru. Ces textes ainsi que les traités divers mais également la langue neuve qu’elle créa à partir d'un alphabet de son invention:
constituaient la base de l’enseignement qu’elle dispensait à ses religieuses, et ils sont donc tout ce qui nous reste d’un programme éducatif pensé comme tel au Moyen-Âge.
Femme d’engagement, elle se bat pour que les filles reçoivent une éducation identique aux garçons, et comme la plupart des Abbesses de son temps administre de vastes domaines terriens tout en assurant la direction de ses sœurs et leur éducation.
On connaît moins ce qui fut le drame de son existence : sa séparation d’avec sa meilleure amie, une jeune religieuse, Richardis, qui l’assistait dans les divers travaux du couvent et la rédaction de ses livres. Au fil des années, elles deviennent inséparables au point que souvent les miniatures les représentent ensemble.
En 1151, l’archevêque de Brême, frère de Richardis, prend ombrage de cette amitié et décide de confier à sa sœur le monastère de Saxe afin de l’éloigner d’Hildegarde. Celle-ci cherche par tous les moyens à empêcher Richardis de quitter son monastère, allant même jusqu’à écrire au pape, qui refuse de contrecarrer la décision de l’archevêché local.
Richardis meurt l’année suivante. L’archevêque, responsable d’avoir séparé les deux amies, écrit alors à Hildegarde :
" Je t’informe que notre sœur, la mienne mais plus encore la tienne, mienne par la chair ; tienne par l’âme, est entrée dans la voie de toute chair [...] que tu lui gardes ton amour autant qu’elle t’a aimée, et s’il te semble qu’elle ait commis faute en quelque chose, de ne pas la lui imputer, mais à moi, tenant compte de ses larmes qu’elle a versées après avoir quitté ton cloître, comme beaucoup de témoins peuvent l’attester. Et si la mort ne l’en avait empêchée, dès qu’elle en aurait obtenu la permission, elle serait venue à toi ".
A la mort de son amie, Hildegarde, qui avait tant donné à l’Eglise ne pourra se garder de dire très haut sa rancœur envers l’institution à laquelle elle avait consacré son existence, envers les hommes de Dieu et ce Dieu-même.
Puis elle se laissera absorber jusqu’à sa mort par ses visions mystiques, loin des violences de ce monde, juste entourée du cercle des proches moines et moniales, de musique et d'extase.
Son oeuvre de compositrice ne vous laissera pas indifférents. Elle apaise et étonne de sa grande sensualité et originalité. Toute de méditation et de mélismes, sa musique vocale se situe bien dans le lignage du plain-chant, laissant une voix féminine développer ses vocalises accompagnées d’un seul instrument et emporter aussi bien l'interprète que son auditoire très haut, très loin. Je vous offre pour commencer une Séquence, ici intermède instrumental entre deux airs chantés. Elle est composé en mode dit Eolien et on doit à la vérité de dire que les modes grecs anciens tels que nous les ont légués les moines relèvent de copies successives et fausses et n'ont rien à voir avec la musique grecque antique, qui était pentatonique: les gammes des Pères de l'Eglise étaient déjà heptatoniques. Ce mode dit Eolien correspond à notre gamme de La mineur descendante. Cette gamme s'écrit ainsi: LA-SI-DO-RÉ-MI-FA-SOL-LA , et c'est elle qui a donné naissance à notre gamme mineure occidentale avec sa septième augmentée: LA-SI-DO-RÉ-MI-FA-SOL#-LA. Ce mode éolien était très en vigueur en Europe du Nord jusqu'au XIIIème siècle, mais on remarquera à l'écoute attentive l'élision fréquente du FA, ce qui rapproche donc l'usage qu'en fait l'érudite Hildegarde des gammes utilisées de fait en Grèce Antique ou dans les Balkans. Cette première pièce est remarquable par ses variations ténues sur une ligne en apparence monodique et la douceur de son orchestration dont les timbres se marient à merveille. Sur ce rythme binaire obsessionnel vont se caler dans le dernier tiers de l'oeuvre des séquences ternaires à la flute qui vont à chaque fois davantage nous enrouler dans le ruban sonore. Pour ma part je ressens très profondément l'ancrage Celtique de cette musique. Séquence
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Puis un des chants de l'extase déroulé par une superbe voix de soprano, toute d'élan et de ferveur. On y entend l'âme chanter autant que le corps.
O Virgen mediatrix
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