Poésie, symbolique du monde, les quatre éléments, contes, écoute, accompagnement, musique
Toile de Caspar David Friedrich
J'ai mis longtemps à comprendre pourquoi Emile-Auguste Chartier avait pris ce pseudonyme. Alain. Un prénom, une redondance de l'anonymat. Philosopher sans doute et à cette altitude ne se conçoit que dans une forme de clandestinité, loin des éclairages violents de la cité et des hommes. La vie, comme le cube, est faite de bords et d'angles, toujours nous échappant mais toujours participant de ce monde-ci. Et pour voir la vie, il convient de se tenir en ses marges...
Son ouvrage Les Dieux reste pour moi une épopée pleine de poésie, inclassable en philosophie et peu connue en regard des autres ouvrages, comme ceux où le philosophe analyse la pensée de Platon, celle de Descartes et celle de Spinoza (entre autres hommes de bonne compagnie) ou ses fameux Propos.
La première phrase de cet ouvrage m'avait charmée, comme aurait pu le faire la première phrase d'un conte: " Un homme qui philosophait de la bonne manière, c'est-à-dire pour son propre salut... " La démarche si noble d'Alain est toute là, tant oubliée des philosophes complices de nos sociétés spectacles qui ne veulent rien que sauver chacun de sa singularité en mettant en scène sa banalité.
Tout commence à l'enfant et tout y retourne.
On retrouve chez Alain l'aptitude à l'émerveillement tant appréciée chez Bachelard relativement à ces lieux de l'enfance tout chargés de magie qui forgent notre imaginaire. L'auteur y est encore ce petit d'homme aux yeux ouverts déjà sur les formes du monde, les questionnant, les palpant, le reniflant comme il le dit, car il n'est de pensée que celle qui passe par l'expérience du corps et les siennes portent déjà en germe, par la richesse de leur intensité, toute sa réflexion d'adulte. " Ce voleur que je n'entends pas est le plus redoutable." Cette peur sans objet est la plus terrible de toutes et les contes de fées ou de lutin lui sont un premier remède.
Cet imaginaire enfantin, cette pensée magique toute emplie d'erreurs de jugements, il convient de les poursuivre car ce sont eux qui nous fondent. Dans une sorte d'exorcisme de ses peurs ou de ses impatiences l'humain en arrive ainsi à sculpter dans le bois, la pierre ou la matière sonore cela même qui ne se donnait qu'en mots et continuait pourtant de lui échapper, " Cette présence cachée et embusquée, ce mystérieux envers de la chose qui nous fait croire que tout est plein d'âmes ou comme le disait Thalès, que tout est plein de Dieux. (...) Les dieux refusent de paraître, et c'est par ce miracle qui ne se produit jamais que naissent la religion, les temples, les statues et les sacrifices. Et ces merveilles qui ne se produisent jamais sont toutes racontées." Les dieux sont ainsi à la croisée de leur absence et de la création d'oeuvres humaines. Ils sont parce que l'homme les modèle et persiste à les espérer.
Apologie de l'erreur ( " Se tromper est un beau verbe" ), de la naïveté, de la crédulité qui est pour lui la meilleure école du doute : " Toute leçon réelle est une leçon d'incrédulité. Et le mal vient toujours de ce que l'esprit bourgeois est tout occupé de donner des ordres ou de prier ou de négocier.(...) Quand le travail pensera et quand la pensée travaillera, un miracle sera tout réfugié dans l'homme. Il aura nom Courage."
Apologie de l'enfance, celle qui oublie ou du moins essaie d'oublier le paradis dont on la chasse et qui l'oblige à développer " ce châtiment, qui est toute sa richesse, de la fiction, donc de la religion."
Comment s'étonner, quand on sait qu'"Il y a du tragique chez l'enfant qui fait le méchant, cherche, brouille les mots et les signes et remue les passions comme il remue l'eau et le sable", comment s'étonner que face à ces obstacles invisibles que sont l'interdiction et le péché de désobéissance, qu'homme devenu il cherche encore et toujours ces lieux qui sont de ne pas être, ces croyances dont l'objet demeurera à jamais absent ?
Comment s'étonner qu'homme devenu il ne reconstruise sans cesse, et surtout dans des fictions, l'unité du monde fantastique dont il regardait enfant se succéder les événements disparates avant d'être arraché à sa contemplation par ces adultes qui, triant pour lui l'important de ce qui ne pouvait l'être, déchiraient sa rêverie mais aussi la trame du monde?
Apprendre à demander n'y était pas loin d'apprendre à plaire puis à prier. Et l'enfant, tout à son découvrir du merveilleux des contes et du pouvoir des mots sur ceux qui le servaient, le nourrissaient, l'éduquaient, sur le monde enfin, l'enfant était bourgeois avant que d'être un homme.
Le seul homme accompli est, selon Alain, le paysan. Lui sait que derrière les grands fûts des arbres, la nuit, ne se cache que " le prodige de la nuit " et que derrière les blés en herbe aucun Dieu ne danse. Il ne connaît que le fruit de ses bras et de leur travail. A l'opposé, l'enfant puis le bourgeois ne savent ce qu'est la jachère retournée, le grain semé, le blé mûri, cueilli, broyé. Le Ministre qui pose une première pierre et la pose surtout par le langage, que sait-il de la terre? Il en est encore à cet âge de l'enfance où la parole sert de monnaie qui achète la nourriture, le calin, le conte du soir.
Le philosphe nous dresse alors, non pas une histoire des religions, déjà écrite par Hegel, mais une statique de l'homme dans la religion. Non, il ne faut pas opposer le primitif aux cultures dites de pensée logique. Il y a en tout homme cette part de joies solaires et de peurs nocturnes ( le ventre, les religions agrestes) , de courage ( la poitrine, les religions héroïques puis politiques qui font de l'humain un dieu ) puis d'Esprit ( la tête, celle qui refuse la suprématie de quelque puissance que ce soit ). Oui, Hegel a tort lorsqu'il pense que l'homme après avoir accompli les cycles qui le maintenaient dans ces expressions de sa faiblesse que sont l'art et la religion en sortirait pour se consacrer à cette émanation de l'Esprit qu'est la communauté humaine. L'homme, pour Alain, restera attaché à ses peurs et aux fictions qui en découlent, parce que simplement avant d'être homme, l'humain est un enfant et que cette période de son enfance, riche de peurs sans objets et de contes qui les apaisent, le façonne à tout jamais.
La superstition des champs, celle qui adore le soleil et les saisons tournant autour de lui, fait dire au philosophe: " Je me demande si les populations très favorisées célèbrent assez le soleil. Ce culte trop raisonnable n'est pas de chez eux. Vivant trop facilement, ils en sont réduits à un fétichisme violent. N'est pas paysan qui veut. " Phrase toujours d'actualité. La religion n'a pas voulu se tourner vers cette part secrète et presque honteuse de l'humain qui joue à se faire peur jusqu'à mourir. Mais pensons aux violences que génèrent l'orgueil, l'ambition, toutes les ivresses dont s'est emparé aujourd'hui notre société de surconsommation, à la faveur contemporaine accordée à l'objet qui nous possède et à l'émotionnel. Fétichisme violent.
Cette superstition donc, qui rode autour de l'arbre sacré sans oser le toucher, tant la peur est au ventre, se discipline à la ville par la représentation du Dieu enfin abattu. Chacun se reconnaissant en sa figure, les dieux finissent par y être partout. C'est le temps des épopées. Mais ce monde de héros est bientôt renversé par ceux qui rangent, flattent, vendent et achètent. Puis vient celui qui chasse les marchands et le pouvoir. A cet homme là qui porte le courage en son sommet, il n'est point besoin de langage, mais d'un signe et d'un seul: la croix.
Retour à l'enfance: " Cette mère, moins elle aura de preuves et plus elle s'appliquera à aimer, à aider, à servir. " Les rituels de l'amour, comme ceux des religions se fondent sur la foi inébranlable et lui tiennent " à l'utile des travaux et à cet autre utile, plus caché, contre les passions. "
Ainsi s'esquisse de page en page une sagesse des religions et le philosophe en ajourne souvent la conclusion qu'il ne souhaite guère, nous promenant, nous éclairant de haltes poétiques au Pays de Cocagne, dans le Bois sacré, chez Homère ou Mercure, cherchant la source du figuier ou dédoublant le Diable, cet être qui nous montre les mêmes apparences que l'Esprit mais qui est voué, lui, à toujours être condamné.
Alain était-il réellement athée? c'est une question qu'il se pose. Il y répond ainsi:
" La religion est un conte qui comme tous les contes est plein de bon sens. Et l'on ne demande point si un conte est vrai "
Lisez cet ouvrage magnifique, écrit sur le ton de la conversation amicale, toujours s'éloignant de son sujet - ce qui tient la pensée en éveil. Vous y trouverez sans nul doute un peu de vous-même.
Alain, Les Dieux