Poésie, symbolique du monde, les quatre éléments, contes, écoute, accompagnement, musique
Henri Boulad, père jésuite et théologien, directeur du centre culturel d’Alexandrie
Sur le site du Nouvel économiste:
Henri Boulad ne décolère pas. A 80 ans et trois mois, le directeur du centre culturel d’Alexandrie, père jésuite et théologien, qui a vu le Printemps arabe égyptien éclore et aboutir sous ses fenêtres avant d’être récupéré par d’autres idéaux que ceux des révolutionnaires, fustige non seulement le double langage des islamistes – qui promettent la démocratie mais rétablissent la charia – mais aussi l’angélisme teinté de cynisme de l’Occident qui, au nom des interdits moraux que lui impose le politiquement correct mais aussi d’un certain “pragmatisme politique”, laisse faire et joue l’étonnement. Il en est pourtant convaincu : l’Europe savait que “s’ils parvenaient à se débarrasser d’une dictature militaire, ces pays tomberaient dans une dictature islamique”. Tout comme elle sait que la charia – “par nature inégalitaire et en totale contradiction avec les principes de la révolution” – reste incompatible avec toute forme de démocratie.
Pour comprendre les enjeux majeurs que soulèvent les événements récents, Henri Boulad propose une “lecture élargie” – historique mais surtout théologique – de ces révolutions, seul moyen selon lui d’en mesurer toute la portée sur le monde arabe et l’Occident. Il rappelle qu’avant de devenir un “système englobant”, le Coran était une religion, chargée de spiritualité et de tolérance. Qu’à l’origine de l’islamisme, il y a l’islam. Surtout, celui qui dit être “devenu politiquement incorrect par souci de vérité et d’authenticité” énonce un message d’espoir. La révolution n’est pas finie. Une conscience émerge qui, un jour, se changera en contre-pouvoir et permettra à ce même islam d’entrer à son tour dans la modernité. Cette phase de l’Histoire où l’homme devient “responsable de lui-même ; libre et maître de son destin”.
“L’Histoire, ce n’est pas uniquement un enchaînement d’événements, une chronologie de faits et de dates. C’est une mise en perspective qui permet de replacer les événements dans un contexte plus large, historique mais aussi théologique. C’est pourquoi je pense qu’on ne peut comprendre le Printemps arabe et les récents événements sur lesquels il a débouché sans cette prise de recul. Seule une lecture élargie de l’histoire des pays arabes et de l’évolution de cette civilisation peut nous permettre de décrypter les enjeux majeurs nés des récentes révolutions. Surtout : il faut savoir d’où vient l’islam pour comprendre en quoi, aujourd’hui, il se trouve à la croisée des chemins. Et pour cela, il faut remonter à Mohammed et à son message originel. Celui qu’il a délivré à la Mecque et qui, à l’époque, était un message d’ouverture, de tolérance et de profonde spiritualité.
Ce n’est qu’après que, ce message n’ayant pas été suffisamment entendu, Mohammed s’est déplacé à Médine pour y fonder une société où le religieux devenait indissociable du politique, du social, du culturel et du militaire. C’est à ce moment-là que l’islam, qui n’était que religion, est devenu système englobant. Ce qu’il est toujours resté depuis.
De l’islam à l’islamisme
Pour comprendre comment on est passé d’une religion à un système totalitaire, il faut revenir aux trois décisions majeures qui ont été prises aux IXe et Xe siècles concernant le Coran et sa lecture car ce sont elles qui ont eu pour effet de fossiliser l’islam ; de le figer dans une interprétation définitive des textes religieux qui prévaut aujourd’hui encore.
La première de ces décisions historiques survient aux alentours de 830, sous le règne des Abbassides, lorsque les rationalistes de l’époque proposent de penser l’islam dans une structure philosophique, ce qui leur vaut d’être contrés très violemment par une ligne de pensée qui démarre à cette époque et se poursuit jusqu’à l’arrivée des Frères musulmans, en 1928. Celle-ci vise à contrer toute réflexion critique sur le Coran, tout questionnement et donc, toute ouverture de l’Islam. Jusqu’à ce que se pose cette question essentielle : le Coran est-il créé ou incréé ? S’il est créé, on peut le passer à l’analyse et à la critique textuelle. S’il est incréé, il est intouchable. On décide alors que le Coran est incréé, ce qui a pour effet de figer le texte dans une lecture indiscutable à prendre au pied de la lettre.
Le deuxième événement déterminant dans l’histoire de cette religion intervient au siècle suivant lorsqu’il est décidé que les textes médinois abrogeaient les textes mecquois. C’est ainsi que les plus beaux versets du prophète – ceux affirmant qu’il n’existe pas de contrainte en religion comme ceux préconisant de fraterniser avec les autres croyants, notamment les chrétiens et les juifs… – ont disparu. Surtout, le fait de privilégier la version médinoise du Coran a enfermé l’Islam dans un exclusivisme, dans une intolérance qui a marqué toute son histoire, du Xe siècle à nos jours.
Troisième décision prise à la même époque : l’interdit de penser. On a décrété que la porte de “l’ijtihad” – de l’effort intellectuel, de la réflexion critique – était “fermée”. Autrement dit, on ne devait plus réfléchir et s’interroger. On ne devait qu’obéir fidèlement à ce qui avait été écrit. Voilà comment l’islam s’est bloqué dans ce système qui a fait condamner tous les intellectuels de façon systématique. Voilà comment l’islam est devenu l’Islamisme.
Le politiquement correct
Les Frères musulmans sont dans la droite ligne de ces décisions historiques. C’est pourquoi il est essentiel de connaître ce background historique pour comprendre les suites du Printemps arabe, notamment en Egypte où ce mouvement est extrêmement puissant. Seule cette perspective historique peut expliquer le déferlement de cet Islam intégriste et les réactions de rejet qu’il suscite auprès de l’immense majorité des intellectuels musulmans qui disent : “non, l’islam ce n’est pas cela !” en référence au message originel de Mohammed. Celui du Coran de la Mecque.
D’où la question essentielle qui se pose aujourd’hui : peut-on faire marche arrière et abolir ces trois décisions qui, il y a des siècles, ont figé le Coran et interdit qu’on l’analyse, qu’on l’interprète, qu’on le discute ? De ces interdits historiques découle la chape de plomb qui pèse aujourd’hui sur les musulmans et fait que toute personne – intellectuel musulman, journaliste chrétien, athée… – qui remet ce discours traditionnel en question se voit menacée de mort.
C’est une guerre contre la liberté de penser dans laquelle l’Europe est prise dans un piège : celui du politiquement correct qui consiste à lui interdire, à elle aussi, toute critique de l’Islam, alors qu’il y est de bon ton de critiquer l’Eglise, de focaliser sur son histoire noire, celle des croisades et de l’Inquisition. Qu’une mosquée soit attaquée et on assiste à une véritable levée de boucliers, à un élan d’indignation en France. Mais des dizaines d’églises sont attaquées et brûlées au Proche-Orient et cela ne suscite pas la moindre réaction dans la presse occidentale. C’est en raison de cette inégalité de traitement que je suis devenu politiquement incorrect : par souci de vérité et d’authenticité. Parce que je m’oppose à cette lâcheté occidentale qui consiste à accepter certaines choses et à en refuser d’autres sur des critères qui ne sont pas ceux de la réalité.
Le Printemps arabe
Dans chaque pays, le Printemps arabe a ses caractéristiques propres. En Tunisie, ce sont les démocrates qui ont fait éclater la révolution. Des jeunes épris d’un idéal de liberté et de justice. En Egypte aussi. Mais quatre jours après qu’elle a débuté, les islamistes s’en sont emparés. Ils ont fait venir un cheikh, un ténor de l’islamisme, qui a écarté les jeunes révolutionnaires démocrates du podium et monopolisé la parole. Même chose en Tunisie où les islamistes d’Ennahda ont ravi le pouvoir aux révolutionnaires de la première heure.
En Libyen, la révolution aura été pour l’Europe une simple opération d’économie politique puisqu’il est évident que l’intervention de l’Otan y a uniquement été motivée par les intérêts économiques de l’Occident, et plus précisément par le pétrole libyen qui est sans doute le plus pur du monde.
Voilà pourquoi j’ai la conviction que ces révolutions sont manipulées par les médias qui y dépeignent une intervention uniquement motivée par des principes de liberté et de démocratie alors que ce qui a surtout poussé l’Occident à intervenir, ce sont ses intérêts économiques. Tout comme les Etats-Unis qui ont de magnifiques principes mais dont l’action est en complète contradiction avec ces mêmes principes dès lors qu’il est question d’enjeux économiques. Ce qui explique que l’Europe dialogue avec les Frères musulmans et que les seuls invités à l’ambassade américaine du Caire aient été ces mêmes Frères musulmans.
Pragmatisme politique
Il existe, entre les gouvernements européens et les islamistes, une sorte de gentlemen agreement qui explique qu’une certaine dimension de la politique française soutient l’intégrisme musulman depuis des années, pour des raisons économiques. Parce que l’Occident et les Etats-Unis dialoguent avec le plus fort suivant une logique de pur pragmatisme politique, ce qui est absolument révoltant. Je m’insurge contre cette forme de pragmatisme politique en contradiction totale avec les principes d’une nation.
De même, je ne peux pas croire que la France, avec ses instituts d’analyse politique, ses experts et ses diplomates, n’avait pas prévu la suite de ces révolutions. Elle savait parfaitement que la seule alternative crédible aux dictatures passées serait l’islamisme. De même que l’Europe tout entière savait que la chute des régimes en place déboucherait sur ces prises de pouvoir. Elle savait que, s’ils parvenaient à se débarrasser d’une dictature militaire, ces pays tomberaient dans une dictature islamique. Elle savait et elle a laissé faire au nom de ce même pragmatisme politique.
La charia
La charia – la loi islamique – est désormais la source principale de la loi en Egypte. Autrefois c’était seulement une des sources, mais Sadate en a fait la source principale de la législation, ce qui constitue un autre sujet tabou, en Egypte comme en Occident, le discours officiel voulant qu’il existe autant de charias que de façons de l’appliquer, etc. Mais ces révolutions vont nous contraindre à sortir du mutisme pour affronter les doubles discours qui se multiplient chez les islamistes au pouvoir.
Il existe un verset merveilleux du Coran qui dit “Pas de contrainte en religion”. Il existe. Mais c’est un verset abrogé. De même que cet autre, également magnifique : “Que celui qui veut croire, croie et que celui qui ne veut pas croire ne croie pas.” Mais la charia ne reconnaît pas ces versets ; ce qui prouve que l’on peut sortir tout ce qu’on veut de cette boîte de Pandore qu’est le Coran. Sans compter que les islamistes sont redoutables d’intelligence et d’esprit tactique et que, face à eux, l’Occident est une proie facile à manipuler. D’autant plus facile que, pour lui, oui c’est oui, non c’est non. Alors que beaucoup d’islamistes agissent selon un précepte du Coran stipulant que l’on a le droit et le devoir de mentir lorsque c’est pour le bien de l’Islam ; c’est ce qu’un homme comme Tarik Ramadan fait régulièrement. Et c’est ce que les islamistes en Egypte sont en train de faire lorsqu’ils nous répètent qu’ils sont pour la démocratie et pour un Etat laïque, pour l’égalité et la liberté tout en voulant instaurer la charia qui en est l’exact opposé ! Il faut le dire : la charia est en totale contradiction avec les principes mêmes de la révolution arabe et parfaitement incompatible avec toute forme de démocratie. Comment pouvez-vous dire qu’une femme ne vaut pas un homme, qu’un non-musulman ne vaut pas un musulman et parler d’égalité ? La charia est par définition anti-démocratique et inégalitaire et on nous répète qu’elle ira de pair avec l’instauration d’un régime démocratique…
L’autre révolution
Face à cela, les politiques français peuvent jouer l’indignation autant qu’ils veulent. Ils n’ont aucun pouvoir sur l’avenir politique de ces pays et sur les orientations en cours. Les islamistes les laisseront s’indigner autant qu’ils veulent jusqu’à un certain stade au-delà duquel ils brandiront les armes de l’islamophobie et du politiquement correct. C’est pourquoi je le répète : ou l’Occident est dupe, ou il est complice. Pour ma part, je pense qu’il est un peu des deux. S’il est fidèle à ses valeurs, alors qu’il pèse de tout son poids sur ce groupuscule fragilisé que sont les libéraux d’Egypte ou d’ailleurs afin que ceux-ci puissent émerger et faire entendre leur voix. Ces groupes qui ont fait la révolution ont besoin d’un soutien financier. Ils n’ont pas reçu un euro des puissances occidentales. Tout ce à quoi ils ont droit, c’est aux formules élogieuses et aux déclarations vertueuses alors que l’Arabie Saoudite finance à milliards l’islamisme partout dans le monde. Les démocrates eux ne reçoivent aucune aide. Ils sont ignorés et se débattent dans des problèmes insolubles.
Voilà pourquoi je suis pessimiste sur l’issue du Printemps arabe à court terme. Mais je reste optimiste sur son issue à long terme. Pour moi, la situation actuelle se résume à une lutte inégale. Un combat à la David et Goliath et j’en suis convaincu, viendra un moment où le rapport de forces entre les faibles et les puissants, entre les démocrates et les islamistes, va s’inverser. Pour moi, une seconde révolution est en marche dans les consciences. Lente, discrète, moins médiatisée.
Réarmement moral
Ce n’est pas pour rien que les femmes algériennes et tunisiennes sont en train de se solidariser pour lutter contre les Frères musulmans. Ce n’est pas pour rien que les idées de la révolution sont en train de faire leur chemin dans le petit peuple. Le Printemps arabe a déclenché un processus de remise en question et d’analyse critique qui augure d’une évolution des consciences. Couplée avec Internet, celle-ci sera déterminante pour l’avenir des pays arabes. Car vous avez beau abrutir les consciences, certains accèdent à une autre culture qui échappe au pouvoir en place et qui, bientôt, jouera comme un contre-pouvoir. C’est ce contre-pouvoir qui permettra à une contre-révolution d’éclater et au groupuscule des libéraux de s’attaquer, au nom de leurs convictions et de leurs idéaux, aux islamistes, aux vestiges de l’ancien régime, à l’armée… A tous ceux qui, pour l’heure, sont mieux organisés et mieux préparés qu’eux pour le pouvoir. C’est cela le réarmement moral. Une contre-révolution spirituelle.
La modernité
Je crois en cette seconde révolution car je crois en la modernité. Or qu’est-ce que la modernité ? C’est l’émergence de l’individu, la liberté de la conscience personnelle, la justice, l’égalité entre tous et aussi un sens de la vérité. Une réflexion critique. Cette modernité s’est imposée en France au cours de trois étapes : la Renaissance avec la découverte de l’homme, les Lumières avec la montée de l’esprit critique, de l’analyse philosophique, du questionnement et la Révolution avec la promotion de la liberté face à toute autorité. Ce sont les valeurs fondatrices de l’Europe qui ont mené aux principes fondamentaux de respect de l’homme, d’égalité entre individus…
Les pays arabes ont impérativement besoin d’une analyse en profondeur de cette modernité ; de ses composantes et de ses étapes. C’est cette réflexion que je vais organiser au centre culturel d’Alexandrie à raison d’une douzaine de rencontres de trois heures chacune entre musulmans et chrétiens à qui je vais poser ces questions : qu’est-ce que la modernité ? quand a-t-elle commencé ? est-elle porteuse de valeurs positives ou non ?… Pour moi l’essentiel de cette réflexion tient dans ce constat : la modernité, c’est l’homme responsable de lui-même ; libre et maître de son destin. Or la montée de l’islam radical va à l’encontre de cette modernité, l’islamisme s’apparentant aujourd’hui à un retour à l’Ancien Testament – comme l’Inquisition qui en avait réhabilité les règles, les obligations, le principe de culpabilité, etc. Il marque un retour à la loi morale qui indique ce qui est autorisé et ce qui est défendu ; qui dit comment se comporter, quoi penser… Ce décalage place l’Islam face à une alternative : la liberté individuelle et ses risques terribles ou l’homme éternel mineur. Voilà pourquoi l’Islam est aujourd’hui à la croisée des chemins.