Poésie, symbolique du monde, les quatre éléments, contes, écoute, accompagnement, musique
Autour de l'un des sujets du baccalauréat 2011, un texte de Nietzsche.
Ô vertueux!
Mes agneaux sacrifiés à la norme indigeste
pauvres bougres broyés pendant qu’eux
répandent sur nos têtes la peste
indigne
de leurs lois.
Regardez-les qui se signent
et touchent du bois !
Durez ! se disent-ils, durez et travaillez
au bien de tous et si votre nuque courbée
cache à notre regard votre rage rentrée
ce n’en sera que mieux ! Durez et travaillez !
Ô vertueux mes loques
vos poings se serrent autour de la vie
rageuse et qui se moque
des attributs donnés à la haine ou l’envie.
Votre corps parle un langage si clair
vous ne sentez donc pas que sous le blanc silice
de la vertu offerte au bien commun se glisse
une douleur infuse et un si sombre amer ?
Nous n’avons qu’une vie, est-il bien raisonnable
de la flétrir pour rien à l’adhésion publique ?
Ce gueux qui sous vos yeux se fait plus misérable
ce gueux vous tuera bien d’ amour plus authentique
Ô vertueux, mes vains
Vous vous dépossédez de tout ce qui pourrait
dans vos mains allumer la musique et la danse
le beau dans sa puissance
Et la chair et le vin !
Mes couards, mes anonymes, mes ouvriers perdus
qui oeuvrez à mourir pour le profit des autres
vous méritez d’être pendus
au mât de charité par vos habits d’apôtres !
Tant qu’il est temps, venez et renversez les tables !
Dieu ne tardera pas à crever dans le ciel
préférez vous rester en vertu misérables
Ou déguster enfin des surhommes le Miel ?
....
Les paradoxes de la morale ont questionné Vladimir Jankélévitch toute son existence. Celui qui se dit vertueux tombe aussitôt dans le cabotinage et perd les ailes d’anges de sa vertu, mais celui qui réalise dans l'après coup qu’il était tombé dans le cabotinage en contemplant sa vertu retrouve dans cette autocritique un peu de sa virginité perdue.
Dans le fond, nous dit Jankélévitch, seul le fou ou l’idiot peuvent être réellement vertueux, car eux du moins n’en ont aucune idée.
Cette préoccupation des fondements de la Vertu mais aussi de sa mise en pratique individuelle et collective est vieille comme la philosophie. Nietzsche dans « Ainsi parlait Zarathoustra » faisait dire à son héros : « Nul ne sait encore ce que sont le Bien et le Mal ».
Dans ce texte, le philosophe nous demande de réfléchir à la définition de la vertu et à ses ressorts secrets. Il y voit clairement une menace pour la vie et son énergie créatrice. Sur le mode de l’ironie virulente et critique, il commence par opposer l’intérêt que représente la vertu pour celui qui la met en pratique et pour la société qui en perçoit le bénéfice. L’homme vertueux serait à la fois la victime de ces « instincts » altruistes qui ne laissent aucune place aux désirs plus profonds mais moins combatifs et d’un consensus social tout occupé à assurer sa cohésion aux dépens de la réalisation individuelle.
Puis il critique l’hypocrisie de la société. Celle-ci trouve un lieu de réjouissance dans la vision d’un homme dont les potentialités vitales se perdent à obéir, faire la charité, répandre la justice et s’enfermer dans la chasteté. Il y aurait là comme une sorte de vengeance du collectif déguisée en admiration.
Allant plus loin, Nietzsche nous dépeint une société qui, n’appliquant pas à elle même la vertu de l’Amour ou du désintéressement déplore avec cynisme la mort de son esclave, non pour lui-même mais parce qu’il devient un manque à gagner économique et social à qui ne reste plus que l’éloge compassé et funèbre de « Brave homme ».
Ce renversement des valeurs est une véritable obsession chez Nietzsche et elle en fait un philosophe à la fois sympathique car en constant mouvement, comme doit l’être la philosophie, mais aussi un philosophe dérangeant, aux propos parfois d’une dureté intolérable, et qui pose des questions sans forcément leur trouver de réponses ou alors exigeant du lecteur ou disciple un basculement radical. On pourrait discuter ce texte sur plusieurs niveaux.
La confusion entre instinct et vertus mérite que l’on s’y arrête. L’instinct est ce qui meut l’homme dans l’intérêt de sa seule et égoïste survie ou celle de son groupe restreint. La vertu est une invention humaine destinée à être utilisée et utile au plus grand nombre, dans un souci de cohésion et de pacification qui certes, porte tort aux pulsions les plus primaires mais permet la pérennisation de l’espèce. En d’autres termes, elle humanise ce qui serait resté pure animalité.
D’ailleurs la Vertu est-elle vraiment une invention humaine, concourrant comme le pensait Platon à maîtriser le destin en maîtrisant ses passions ? Est-elle ce dépouillement du soi librement consenti afin de faire émerger l’ordre du monde ? Est-elle ce contrat intérieur assorti de l’exigence de ne point trop montrer ce que l’on fait, de ne pas en rechercher les bénéfices ici et maintenant mais plutôt dans un autre monde, ainsi que la prônent les Eglises ? Ou fait-elle partie des aspirations de chacun un son for intérieur et donc d’une nature de l’homme ?
On peut se demander aussi ce que deviendrait une société où chacun écouterait d’abord ses pulsions, fussent-elles généreuses mais sans mesure ? Les dégâts y seraient moindres sans doute qu’une société où l’individu donnerait libre cours à des pulsions purement égoïstes. La société telle que la souhaite Nietzsche pré-suppose des hommes accomplis, vertueux par nature et non par obligation, conscients et intelligents de l'autre sans quelque effort.
Ce n'est pas malheureusement la réalité humaine observable en tous temps et lieux.
Pour contrebalancer les instincts égoïstes, la vertu et ses règles ont eu et ont encore une fonction: elles policent la société. On peut reprocher aux églises et communautés d’humains qui en font l’apologie de se présenter en censeurs publics et de n’avoir aucune mesure dans sa mise en pratique, voire une certaine forme d’hypocrisie ou de duplicité : qu’est en effet l’homme qui fait le bien, non à la seule fin d’aider l’autre mais pour gagner son paradis ? Qu’est-il sinon un menteur et un hypocrite ?
Enfin, on peut replacer l’interrogation de Nietzsche dans sa psychologie propre, toute torturée par le devenir d’une société imprégnée de religion chrétienne. Lui qui signait ses derniers textes du mot « le Crucifié « dénonce ici les dérives des clercs qui firent la loi si longtemps. Il appelle tout autant de ses vœux le renversement des valeurs ( et à travers elles du langage et de ses fourberies ) que celui des idoles, afin que l’homme devienne à lui-même, ici et maintenant, son propre Dieu, doué de vertus qui ne seraient pas simples obligations mais choix libres, créatifs, inspirés par la Vie. Voeu pieux, s'il en est, mais voeu généreux.