Le visage est aigu mais sans sévérité. On devine même sous la moustache l'esquisse d'un sourire et les couleurs de terre qui le vêtent avec sobriété sont bien celles d'une familiarité aimante et pleine de pudeur avec ses racines.
Cet homme ne porte pas de masque. Il n'en portera jamais et les écueils de l'adversité, qu'il s'agisse de la mort prématurée de sa femme ou des soucis de son fils avec l'Inquisition, ne le feront se courber devant les puissants.
Claudio Monteverdi est l'un des musiciens de la période charnière entre la Renaissance et le Baroque dont le génie a su, contre vents, marées et avarices des princes, tenir haut sa pensée et ses idéaux.
Né en 1567 à Crémone, il témoigne d'une grande précocité puisque ses premiers madrigaux sont écrits alors qu'il a à peine quinze ans et publiés à l'âge de dix-huit à Venise.
Très vite il se fait des ennemis. Cet homme attaché à sa terre, d'une immense érudition et au fait des questionnements de la Renaissance, cherche autre chose. Porte en lui autre chose que cette universalité dont se réclament ses adversaires.
Quoi! l'humain est habité de passions, de peines et de joies, et il faudrait s'interdire de les traduire en musique? Il faudrait se tenir à la seule recherche du plaisir de l'oreille ou de la joie intellectuelle d'avoir composé une oeuvre complexe?
Monteverdi comme les artistes du Baroque recherche l'oeuvre totale, celle qui va réunir les contraires. Celle qui va faire chanter tantôt la musique, tantôt le texte afin que l'auditeur puisse retrouver un peu de lui-même dans les passions évoquées.
Bien sûr il reste fidèle en ses débuts aux danses payses qui sont le ferment de tout musicien de son temps. Mais c'est la Voix qui le passionne et même ses intermèdes instrumentaux en appellent toujours à la Voix au milieu des autres instruments de l'orchestre.
Nous écouterons pour commencer une Canzonetta puisée au folklore dans laquelle la soprano répond avec une belle gaieté aux deux violons, au théorbe, chitarron et épinette. Cette pièce de la jeunesse de Monteverdi fut l'une des plus prisée de son temps. Quel swing tout de même dans ces rythmes pointés dont les interprètes facétieux ont su utiliser le balancement naturel pour en faire un impro un peu jazzy! Et déjà cette basse obligée qui tient l'oeuvre debout:
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Partout les princes construisent. Palais, chapelles, couvents, villes entières. Jusqu'au milieu du XVIIIème siècle la pierre va sculpter les ambitions des uns et des autres.
Ci-dessous, notre belle ville de Bordeaux en pleine nuit:
Bordeaux Place de la Bourse
Elégance, sobriété et rigueur sont de mises dans cette mise en scène citadine qui pose déjà un pied dans l'ère classique. Mais si on y regarde de plus près, les détails foisonnent entre les lignes pures, à l'instar des ornementations de la soliste que soutenait une harmonie maîtrisée. Peri et Caccini ont déjà écrit quelques pastorales inspirées de l'antiquité grecque. Les librettistes y portent des noms fameux: Le Tasse, Théocrite, Virgile, Ovide, Dante dont le père de Galilée chantait en s'accompagnant d'un luth les Lamentations de Jérémie extraites de l'Enfer. Avec L'Orféo, Monteverdi révolutionne l'écriture de ces drames lyriques. Pour la première fois, l'instrumentation est strictement définie par le compositeur. Elle caractérise d'une manière intangible les personnages et l'action.
Surtout, laissant surgir de la gangue sonore les voix très individualisées, l'opéra naissant permet au public une identification aux héros et cela est très neuf pour l'époque. L'apparition ou disparition d'un personnage est répercutée jusque dans la tonalité et l'orchestration qui amplifient le climat et éclairent la situation. Pour exemple, dans l'Orfeo, la Messagère, celle qui apporte la nouvelle et est donc en avance sur l'évènement, voit sa ligne de chant conçue en avance d'un temps sur la musique qui l'accompagne. Monteverdi nous offre donc des oeuvres très achevées, pensées de la première à la dernière note et au dernière mot, usant de procédés radicalement neufs et toujours mis au service du sens telles le magnifique madrigal qui va suivre.
Cette pièce réussit sans lourdeur à faire dialoguer - dans un style concertant naissant - le chanteur et ses accompagnateurs. Ici la mélodie très suave est au service des paroles et des sentiments, avec toujours en arrière fond ce souci de clair-obscur qu'évoque d'emblée le texte: " Si doux est mon tourment ... " que les instruments enrobent de leur cocon sonore mélancolique comme pour protéger la peine... de sa disparition.
Si dolce è l'tormento
magnifiquement interprétée par Philippe Jarrousky et le Teatro d'amore
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Pour des raisons financières les ballets et intermèdes musicaux furent souvent limités voire absents des opéras de Monteverdi. Le Duc de Mantoue, qui était son mécène et ami-protecteur était d'une avarice rare et préférait les petites formations. Qu'importe ! Monteverdi se rattrapera avec ses Madrigaux amoureux et guerriers dont certains sont construits comme des petits opéras alternant airs, ballets, intermèdes instrumentaux. Plutôt que vous offrir donc une nième version de l'ouverture de l'Orfeo, voici un court extrait du Combat de Tancrède. Le récitant, qui y tient le rôle principal, commente l'action et officie aux entrées des deux héros. La sonorité de l'orchestre y est toute dédiée à planter le décor: mouvements de ronde sans fin de Tancrède, galop des chevaux, lenteur avec laquelle se jaugent les deux adversaires, cliquetis des armes...
Combat de Tancrède et Clorinde
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Toile du Tintoret
Voici maintenant une Sinfonia et Moresque très enjouée qui donne idée des couleurs sonores de l'orchestre Monteverdien et de la place très importante qu'y tenaient percussions et instruments à vent. L'orchestre de Monteverdi était très riche, il comportait 2 clavecins, 2 contrebasses de viole, 10 violons, 1 harpe double, 2 petits violons à la française ou violes à bras, 2 chitarrones ou grands luths, 2 orgues positifs en bois, 3 basses de viole de gambe, 4 trombones ou sacqueboutes, 1 orgue régale, 2 cornets à bouquin, 1 petite flûte à bec,1 trompette aiguë naturelle, 3 trompettes avec sourdine... De quoi charmer Mars et Vénus
Cette Sinfonia et Moresque appartient, comme les deux premières oeuvres proposées ici, au septième livre de Madrigaux que le compositeur avait d'ailleurs nommé Concerto. Il s'agit d'un opéra miniature où alternent moments d'exhubérance, de piété, de recueillement ou même d'érotisme. Les intermèdes musicaux y alternent avec des madrigaux dont la forme n'est déjà plus celle des madrigaux de Marenzio ou Gesualdo. A une ou deux voix au maximum quand les madrigaux de la Renaissance était à quatre voix au minimum, Monteverdi y fait s'entrelacer la ligne de chant à son soutien harmonique sans que jamais l'auditeur puisse se perdre dans le dédale des voix. La foison de détails du tableau de Véronèse ci-dessus nous fait-elle perdre le sens de leur gestuelle amoureuse ?
Ce souci de clarté dans la complexité se retrouve dans la pièce instrumentale que nous allons écouter, écrite pour violons, violes, chitarronne, ensemble de cuivres, clavecin, percussions diverses. On y entend se succéder des " numéros " très contrastés en orchestration, couleur, pulsation. Cela permet d'une ritournelle à l'autre de mettre en valeur les instruments improvisant sur le thème initial.
Sinfonia et Moresca
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Ariane abandonnée de Claude Lorrain La plupart des opéras de Monteverdi se sont perdus et n'en subsistent que des airs épars tels le magnifique Lamento d'Ariane dans lequel le compositeur va, avec une prodigieuse économie de moyens, évoquer le désir de mort qui habite l'héroïne abandonnée de Thésée. Les mouvements ascendants de la ligne de chant, degré par degré, n'évoquent-ils pas son buste sans force qui tente de se redresser tout en appelant de ses voeux la note ultime, funèbre, longue et tenue dans le grave, symbole de la mort enfin atteinte?
Lamento d'Ariane
Lasciatemi morire
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Le Lamento était une forme d'air très prisée dans les opéras de Venise au temps de Monteverdi. Propre à tirer des larmes au public, il était souvent la clef de voûte des oeuvres chantées et la basse obstinée qui y soutenait le chant n'était pas étrangère au sentiment d'impuissance et d'oppression qui envahissait l'auditeur. Le lamento de la Nymphe n'échappe pas à cette règle. Figurant parmi les oeuvres chéries du compositeur, il est le coeur même des chants amoureux du huitième livre.
Cette oeuvre sublime écrite sur un poème de Ottavio Rinuccini est sans nul doute l'apogée du madrigal italien. Elle oppose la Nymphe abandonnée à deux trios masculin qui commentent sa douleur ou l'accompagnent au contraire avec intense pitié.
Monteverdi avait été d'une précision extrême dans le détail des nuances voulues pour l'interprétation de cette oeuvre : " Façon de représenter ce chant : les trois voix qui chantent en dehors de la plainte de la nymphe suivent la mesure ; les autres trois voix qui plaignent la nymphe en chantant faiblement doivent suivre sa plainte en suivant le tempo de l'émotion de son âme et non le tempo de la mesure. "
Le chant presque haletant appelle l'Amour, l'amour trahi mais si vif encore au coeur. L'espérance clamée vers le ciel, la lumière, l'espérance qui suit son chemin erratique est toujours ramenée aux contingences de son destin par ces deux trios sombres et une basse continue inexorable. Je vous laisse en déguster la magnifique interprétation du Teatro d'Amore. Lamento della Ninfa
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