Poésie, symbolique du monde, les quatre éléments, contes, écoute, accompagnement, musique

La bibliothèque

 





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Pour la première fois de ma vie, je sentais qu’il me faudrait me concilier jusqu’au décor de cette campagne reculée et muette sur laquelle tombait un soleil encore blond et dont la houle donnait le vertige.
Le chemin sablonneux que j’empruntais à pied laissait musarder sa blancheur grenue, étroite et  presque douloureuse entre des buissons de mûres et de folle avoine dont quelques bouquets épars de minette écartaient la clôture.
 
J'aime les promenades dans la nature. Celle-ci m'avalait.  Au bout de l'horizon, la lumière aspirait les teintes un peu passées de bosquets d'églantine, il s'en fallait de peu que ma chair ne les suive.

Une brise soudaine, chargée du  parfum miellé des tilleuls...
 Irrésistible appel au voyage qui creuserait son chenal entre les rides du vent et celles de mon front.
Le moissacquais est une région inventive, surgie d’une nuit très ancienne. On se demande d'où vient l'eau, la verdure y est si foisonnante,  le ciel si bleu,  des nuages souterrains sans doute.

La maison était en contrebas d’un tertre. On n’en percevait que les tuiles depuis le sommet où je me trouvais et je me surprenais à craindre qu’elle ne s’enfuie soudainement, comme cela arrive toujours dans ces paysages dont les rondeurs femelles se meuvent et respirent avec cruauté sitôt qu’on relâche l’attention.

C’était une vieille bâtisse sans fantaisie, assise sur ses pierres jaunes au  crépi grossier, la grande cour carrée ouverte au sud  était gardée par un pigeonnier plus récent dont les murs aussi lisses qu'un verrou neuf  tranchaient avec la rugosité de l’ensemble.

La porte ouverte m’attendait.
Je fus saisi par cette odeur d’encens qui se faufilait bien au-delà du seuil, mais après tout, le propriétaire de cette ferme était orientaliste réputé et ce n’était pas incompatible avec la culture du radis et de la vigne.
 La maison me happa.

Comment décrire le raffinement inouï de la pièce à vivre, d’un agencement  dont la sévérité extérieure ne laissait rien supposer.
Quatre petits salons orientaux sertis dans chaque angle de la pièce abritaient dans leurs niches chaûlées quelques poufs de cuir repoussé et des plateaux de cuivre sur lesquels se désorganisaient savamment des services à thé.
 Aucune lumière du jour ne pouvait tomber sur ces alvéoles aveugles.
 Pourtant, il en coulait une lueur étrange et très vive, onde primitive d'autant plus éblouissante qu'elle  contrastait avec les tentures de tissu lourd qui recouvraient les murs et surtout les rayonnages de livres dévorant tout l’espace visible.

Entassés pêle-mêle ils disaient l’homme de voyages et d’éclectisme, les couvertures contemporaines conversant avec de vieilles reliures, les gros volumes avec des ouvrages lilliputiens.

Je ne m’étais pas hâté.
Il m’était désagréable d’imaginer  ce face à face avec l’émotion suspendue pour  toujours, la froideur cadavérique.

La gendarmerie locale m’avait chargé de cette enquête, il faut dire que natif de  la région, il leur avait semblé raisonnable de m’en laisser la conduite. On se confie plus facilement à un "pays ", surtout s'il ne porte pas l'uniforme .

- Il y a quelqu’un ?
- Oui, j’arrive !

La voix qui me parvenait de derrière l’unique porte ouvrant vers le reste de la maison me surprit. Elle était à la fois rauque et vide.
Une jeune femme apparut, blessure blanche dans la bouche sombre du couloir dont je devinais les murs eux aussi recouverts d’ouvrages.
Elle semblait se déplacer en flottant au-dessus des carreaux de Gironde  amochés et vernis par l’usure, prêts à fuir leur cément.  Son sarouel tombait vertical et simple. Seul le regard donnait à penser que l’on n’avait pas affaire à un fantôme.

- Bonjour,  Millac de la PJ, je…
- Je vous attendais, on m’a prévenue de votre arrivée, je n’ai pas entendu votre voiture.
- J’ai préféré faire le chemin à pied, je l’ai laissée plus haut.
- Je vous offre un raffraîchissement ?
- Non, merci, je viens voir le…
- Il est là.

Face à la fenêtre se trouvait le corps d’Abel Lussac, le cou traversé de deux fines dagues, bouche ouverte sur un cri de surprise.

- C’est vous qui l’avez découvert ?
- Oui. Ce midi.
- Décrivez- moi les circonstances, s’il vous plait.
- J'arrivais de faire les courses pour la semaine, comme chaque mardi, j’ai appelé...  qu’il m’aide à les sortir du coffre...  je savais qu’il aimait se tenir auprès de cette fenêtre, je pensais qu’il faisait la sieste et…
- Lui connaissiez-vous des ennemis ?
- Non. Pas que je sache.
- Cela faisait longtemps que vous viviez séparément ?
- Trois ans.

Le regard cherche au-dehors à quoi se suspendre. Je ne sens rien de profondément bouleversé chez cette femme, aucune trace de larmes qui auraient gonflé les chairs. Pourtant, il court sur sa peau très claire un tressaillement qui m'émeut.

Ses yeux sont magnifiques, presque violets, tachés d’or. On ne peut pas dire qu’elle soit belle, mais on  peut comprendre qu’un homme ait succombé - si j’ose le penser ainsi devant son cadavre - au charme indéfinissable de cette peau transparente, de ces traits irréguliers et durs qu’on dirait sculptés de la veille par une gouge fine. De ces yeux surtout qui portent en eux toutes les saisons, leurs transes ou leurs orages.

- Vous ne vous entendiez plus ?

Ses bras enserrent son buste, en une caresse  qui me trouble. Elle réfléchit, non pour éviter une réponse qui pourrait la perdre mais parce qu’il est visiblement dans sa nature d’aller au plus près de ce qu’elle sent.

-La vie  ici… vous savez… la vie. Trop de silence... trop loin de tout.
-Vous viviez en ville ?
-Oui. Il m’avait offert un appartement. Je l’aimais, vous savez, enfin… oui… je l’aimais, si on peut dire. Il était enfermé dans ses livres, la propriété périclitait. Nous avions confié le fermage à un administrateur, mais il fallait bien que quelqu’un suive cela de près  alors, le faire ailleurs ou ici…Aujourd'hui, avec l'informatique, on pe...
-Cette propriété est d’une grande valeur…
-Oui.
-Saviez-vous qu’il avait demandé une protection personnelle récemment, il craignait pour sa vie.

Les beaux yeux se noient de larmes et dans la lumière améthyste de cette après midi finissante, la loupe qu’elles dessinent au ras des paupières s’emplit des nuages qui se sont formés au-delà de la fenêtre.

-Non. Est-ce que vous sous-entendez…
-Je ne sous-entends rien. Nous avons retrouvé trace de cette requête.

Elle se tourne vers la grande cour sur les murs de laquelle rampe une vigne vierge déjà automnale.
Pas le moindre signe d’inquiétude ne vient altérer la lenteur fragile de ses mouvements. Juste de la surprise teintée de tristesse.

- Il avait… Mais pourquoi? Pourquoi ?
- Cette bibliothèque  n’a pas de prix. Vrai?
- Il l’avait constituée tout au long de sa vie, nous faisions toutes les brocantes pour rechercher l’édition rare, le manuscrit oublié dans un grenier, les notes dans la marge.
- Il était bien plus âgé que vous.
- Nous partagions les mêmes goûts... enfin, je le croyais au départ.

Je m’approche du corps.
Les dagues sont entrées sans abîmer la chair, sectionnant net les deux carotides, l’hémorragie interne a légèrement gonflé le ventre, les mains raidies tiennent encore ce livre dont il devait vanter les parfums secrets à son assassin en buvant le thé de la complicité.

La nuit tombe déjà, coulant ses bleus tachés de violet et de rose au-dessus des vallées. Les collines aux cannelures de coquillage s’encrent doucement.
Il flotte en l'air une odeur d'échouage. Comme une crainte d'en avoir trop vu et d'être tenté de le dire.
Elle s’accroche à la poignée de la fenêtre comme une épave aux algues qui l’ont en d’autres temps faite prisonnière.

-Je ne suis pas coupable. Je n’étais pas ici.
-Je vous crois. Ca va être une enquête longue et difficile, pourrez vous me loger ?
-Ce n’est pas un souci, me dit-elle se retournant avec une grâce qui entame les dernières méfiances de mon ventre.

Elle n’est pas coupable et il va falloir que je me concilie jusqu’au décor de cette campagne reculée pour classer cette affaire.
Au plus tôt.
Elle acceptera sans nul doute que je lui fasse une cour discrète. Ce sera notre résidence secondaire. Je changerai les roses trémières de l’entrée et parsèmerai la façade de verveine.
Et s’il le faut je la tuerai comme j’ai tué son époux.
Il me faut cette bibliothèque.


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