Poésie, symbolique du monde, les quatre éléments, contes, écoute, accompagnement, musique
Mon Ami,
Je sens bien que l’admiration que je porte à votre talent de Poète, vous qui préférez le mot de « brouillonneur » vous agace et contredit vos intimes convictions.
Vous nous dites, si je vous ai bien compris, que l’humanité a perdu cette aptitude qui était la sienne à déchiffrer la poésie offerte dans l’ordinaire . Ce que la nature continue de nous donner et sans se servir d'un porte voix pour en vanter le sublime.
Qui nous assure que l’humanité dans sa totalité en fut un jour capable ?
( Et croyez que de cette idée là, j'ai regret... tant je me sens primitive dans ce monde) .
Et même si je vous rejoins totalement dans l’idée que la vie est poème, surprenant poème - ma vie n'est que succession de merveilleuses catastrophes qui souvent me font rire et parfois pleurer -
Que chaque rayon de soleil qui traversant
ma vitre à l’instant
même où je vous écris vient cajoler le mur pourtant
banal de ma cuisine, s’attardant
au passage sur la fine pellicule de beurre flottant
encore dans mon bol de thé faisant
exploser les bulles minuscules et lumineuses comme autant
de pierres précieuses ou de petites iles sur lesquelles je vais imaginant
le désarroi d'habitants
d'une autre taille assurément
Que chaque rayon de soleil ou de pluie est poème,
Je ne peux m’empêcher de me dire :
Admettons que l’humanité ait été - à un moment de sa relativement courte présence sur Terre - apte à penser le monde et la vie comme un seul et long poème, pourquoi y a - t- elle renoncé ? On pourrait invoquer le besoin de sécurité qui pousse vers la science et éloigne des féeries. Ne serait - ce pas parce qu’elle a besoin, quasi physiologique, de s’endormir cycliquement à la poésie du monde puis de s’y réveiller parfois au forceps, afin de se préserver dans la douce et merveilleuse intelligence des choses s’ouvrant à elle subitement? Comme un enfant retarde son envie de déchirer le papier d'un paquet le soir de Noël, comme des amants savourent l'instant sans cesse différé où leurs bouches vont s'épouser?
Puis-je une fois encore faire offense à votre modestie et vous dire que votre combat me rappelle celui de Nietzsche, lequel disait dans le Gai savoir :
« Quelle volupté que la science procure des choses qui résistent ! »
Là encore, nous revenons à notre quête à tous deux de ce qui était "Un" avant le langage, sans doute est-ce son inimaginable désir de comprendre qui a fait perdre non seulement son sens poétique primitif à l’humanité, mais également son sens de la fête. Toujours dans le même ouvrage, Nietzsche - qui ne m’en voudra pas de le convoquer ainsi, tant il m’est presque aussi cher que Vous- Nietzsche stigmatise l’œuvre d’art en des termes qui devraient vous conforter dans vos combats :
« Autrefois toutes les grandes œuvres d’art se trouvaient dressées sur la grande avenue des fêtes de l’humanité( ..) Désormais on ne veut se servir des œuvres d’art que pour attirer loin de la grande avenue de la douleur humaine les pauvres êtres épuisés et malades afin de leur procurer un bref instant de plus grande concupiscence où on leur offre de l’ivresse et de la folie ».
Je suis toujours abasourdie du talent visionnaire de ce penseur, car nous en sommes effectivement à ce point aujourd’hui. L’art utilisé à canaliser les envies de joie des foules. L’art hygiénique.
Mais pour en revenir à vos propos, ne craindriez- vous pas qu’il y ait saturation des sens si tout se donnait à lire comme poème et que de faveur accordée comme par surprise, la beauté essentielle des choses ne s'aplatisse dans la banalité du connu, compris, rapté, étiquetté ?
Qu’à être trop immédiatement visible, la poésie du monde n’en devienne inaperçue ? Je sais qu'il y a là outre de l'orgueil un certain égoîsme à considérer que certains privilégiés auraient seuls accès à la poésie des choses, laissant leurs frères humains dans les trivialités de l'ordinaire.
Mais...
Si nos écrits apportent des instants de joie ou de lumière à ceux qui nous lisent, s'ils disent avec nos mots le chemin que les leurs n'ont pas encore trouvé , comme une voix rentre en résonnance avec les corps qui l'écoutent et se l'approprient, n'y a- t- il pas lieu d'en être légitimement fiers?
Au Poète de savoir garder ouvert un espace où ses lecteurs, à chaque fois plus nombreux, pourront enfin oser à leur tour poser leurs mots, leurs couleurs, leur histoire, comme vous le fites en d'autre temps m'invitant à reprendre la plume.
D'ailleurs, nous retrouvons là l'utilité des ateliers d'écriture et leur raison d'être: favoriser par la lecture des écrits d'autrui la remontée à la conscience de ce langage archaïque, cette pate enfouie en nous qui ne demande qu'à vivre et questionner à son tour le langage , mais aussi notre corps dans sa totalité.
Et même, si les mots intimes ne viennent pas aisément, le seul fait de lire le poème d'un autre n'est il pas une manière de l'écrire?
Lorsque Nietzsche écrit « Et quant à nous, soyons les Poètes de notre propre vie , et tout d’abord dans le menu détail, et dans le plus banal », il ne précise que dans une note qui sera publiée à titre posthume que l’on doit étendre le secret de l’art afin d’en faire un art de vivre. Qui dit secret dit initié…
Nietzsche, dont nul ne peut contester le très grand amour pour l'humain et le projet d'une humanité enfin joyeuse, ne se tenait pas à l'écart des artistes, il savait faire partie de leur cercle. Et je ne peux croire que dans son ironie et son esprit autocritique constamment éveillés, il ne se reconnaissait pas , légitimement, quelque fierté de ce qu'il donnait à lire et à cheminer en pensée.
Et si le poète était sans se savoir poète, un initié qui ne le sait pas non plus ? Je vous tiens pour un Poète, je me tiens pour une brouillonneuse, car comme vous me l’avez dit si joliment un jour, on ne voit pas la lumière qui s’échappe de soi.
Oui, je vous rejoins sur l’orgueil, un coucher de soleil ou une pierre dressée telle une serrure déchirant la nuit comme celle dont je vous offre ici une belle photographie, me paraîssent valoir tous les poèmes du monde, car elle palpite encore des soupirs de la vie, des ahans, des mains humbles et insouciantes de faire du beau qui l'ont arrachée aux entrailles du sol.
Pourtant, ce sont vos mots, ou ceux d’un poète qui parviendront à les faire revivre sous mes yeux, tant la nature comme l’art sont musique de l’oubli… et de la renaissance.
Alors comment concilier ce besoin que nous portons tous deux , comme tant d’autres, de faire du monde un poème, et le triste constat que parfois on s’acharne à en faire des charniers, des poubelles, des ruines ? En tenant pour beaux les charniers, les poubelles, les décombres ? Soit… cela me va. Mais nous aurons besoin de tous nos maux et de tous nos verts pour en partager l'idée.
Car il faut des médiateurs à cela, et si la perfection de leur art est bien de passer inaperçue, comme le langage lorsqu’il nous jette à une idée et ne nous en laisse que le sens, emportant avec lui les signes offerts, le relatif achèvement formel de leur art doit être avant que de s’offrir. Et puis, pour reprendre de mémoire une de vos citations, l’œuvre d’art est aussi par ce qu’elle tait, le peintre fait œuvre des traits qu’il trace, des taches de couleurs qu’il pose, mais aussi des blancs qu’il oublie. Le poème comme le tableau quittent la chair où ils ne parvenaient pas à s’assembler pour s’offrir au monde en s’appuyant sur leurs moyens que sont le mot , la couleur... ou le silence.
Le peintre comme le poète voient les fissures là où leurs amis ne voient que de l’uni et quand il n’y a pas fissure, ils la dessinent ou la disent. Vous me répondrez que la racine de l’arbre en fait autant, mais qui d’autre que le Poète saura dire ce que dit la racine de l’arbre, qui deviendra une évidence pour ceux qui ne l’avaient auparavant remarqué ? Et qui d’autre que le Poète saura rappeler à ses amis que la racine de l’arbre continue envers et contre tout de créer des fissures, dans un monde de partis pris et d’œillères ?
Mais le Poète comme le peintre se voient hommes au travail, uniquement soucieux de contact étroit avec le monde dont ils oublient en permanence les origines pour encore mieux les retrouver. Dans le fond, le Poète que vous êtes nous offre à chaque fois la matrice du monde, à nous d’emprunter ou pas ce chemin offert, et d’en découvrir d’autres par nos propres moyens si tant est que nous voulions renaître dans chaque petit geste ou mot prononcé, saisir sans les emprisonner les choses simples et belles de ce monde.
Eclaireur vous êtes, qui sautez par dessus les haies déjà connues, nous offrant d’entrer en des clairières où même le ressassé empli de pissenlits retrouve sa fraîcheur et sa sensualité gustative native. Où le tracé que l’on croyait déchiffré nous dira les dessous si mobiles de son enveloppe.
Oui, je vous rejoins, l’art est en futur, toujours.
Il ne se satisfait pas des poussières du livre ou du musée.
Mais la nature humaine a tant besoin de la sécurité du déjà connu qu’il lui faut quelqu’un qui tienne les clefs qui ouvrent le monde et en lisent la prose à la fois évidente et cachée, déplace les objets pour en donner un autre éclairage, en gomme les contours trop crus et dévoile ainsi la merveilleuse présence de l'ombre.
C'est vrai depuis... l'antiquité. Donc ce monde dont vous nous parlez, ce monde oublié ou l'art n'en était point parce qu'il se confondait aux gestes simples et aux respirations de la nature est bien antérieur à l'antique ?
Un monde ou le langage n'était pas encore...
Un monde que le langage a
Fossoyé
Fossilisé
Faux silicés
Faux, s'il y sait.
Ne m’en veuillez pas trop d’avoir tant bien que mal tenté de réconcilier votre goût des pierres entières et de celles qui se laissent concasser… Il se trouve qu'au bout du chemin, comme souvent, au prétexte de vous donner la contradiction, j'apporte de l'eau à votre moulin, c'est ainsi et c'est bonheur.
Je joins à ce courrier un de vos poèmes que je relis sans me lassser...
Pas trace d'un cri