J’ai souvenir du bocage Normand où, il y a quelques temps déjà, en compagnie de ma petite famille je rendais visite à unAmicommun qui nous est cher à Vous et moi. Vous décrire la beauté de ces lieux, la continuité de l’espace tout de discontinuité apparente serait trop long. Pourtant je ressentais devant ces ondulations, ces reliefs, ces ruptures, cette douceur, la subtile harmonie qui m'émeut chez Bach ou Van Gogh lorsque, découvrant certaines de leurs oeuvres jusqu'alors méconnues, je sais d'emblée qu'il s'agit d'eux.
Vous en dire deux mots? Il faudrait que je vous parle du vent que le talus ralentit dans sa course pour que respire la campagne d’un rythme qui ne l’étrangle pas.
Il faudrait que je vous conte le chant des oiseaux heureux dans les haies triomphantes où vient un peu la mer.
Il faudrait que je vous dessine les maisons de pierre sombre ou grise posées sur la verdure ces polders d'herbe grasse qui semblent s’engendrer eux-mêmes dans une joyeuse fantaisie, les collines nomades, les tertres casaniers puis soudain disparus.
Il faudrait que je vous peigne le labyrinthe descheminsoù la pensée s’agace puis s‘apaise de se perdre, ne sachant jamais combien de temps durera l’exil dans une de ces multiples îles que cernent les sentiers.
Discontinuité inventive d’une Nature et des Hommes qui l'ont sculptée avec si grand respect, en des temps plus aimants de la terre et des hommes, et dont nous finissions par comprendre que c’est sa division en parcelles d’apparence chaotique qui en préserve encore la faune, la flore, l’unité.
Je vis dans une région de monoculture du maïs et si vous en saviez les dégats…
Un de vos derniers écrits m'a émue .
Je vous y ai lu oscillant entre le lisse ou le chaos, le linéaire et l’improvisation. Peut-être sont-ce eux qui, de concert nous poussant dans le dos, impriment à notre envie de sieste sur la balançoire ces bercements plus ou moins amples qui nous font peur ou rire? Mais si vous avez opté dans la gaieté pour le chaos, il me serait bien difficile de choisir entre ces deux espaces qui me sont heure du jour et couleur du ciel.
Quand les nuages depuis plusieurs semaines répandent leur ombre et leur eau sur mon jardin qui ne parvient même plus à la résorber, je n’aspire qu’à un ciel bleu sans accident. Et quand ce dernier brille enfin au-dessus de mon toit, s’installe la lassitude du toujours semblable, l’envie de rupture dans ce lisse infini. L'esthétique de l’espace est condition de mon équilibre.
Au même titre que son dérangement.
ll en va de même de mes lectures. Les lenteurs d’un roman de Dhotel m’apaisent, sans doute parce que je sens sous l’histoire l'unité de pensée et de sensibilité d’un être, son travail cent fois remis sur le métier, l’artisanat humble et doux d’un amoureux de la nature. Je peux dès la première page m’y absorber toute jusqu’au dernier point posé.
Puis, combien de plaisir à caboter sans tracas d’un ouvrage à l’autre qui de manière indirecte me parle encore du voyage au long cours qui me propulsait sans y paraître en mille dimensions.
Ecrire au jour le jour me fait souvent me poser les mêmes questions que vous. Cet apparent désordre offert à mes lecteurs me convainc certains soirs où tout est gris que je ne terminerai jamais rien et j’en suis fort marrie. Je me morfonds alors de n'avoir aucun souffle qui me permette de trotter sur la durée, m'attriste de n'être capable que de galops d'essais, de bribes, de copeaux. De n'offrir qu'une écume quand d'autres bâtissent l'océan sans sortir de leur chambre.
Pourtant… relisant avec le recul du temps, je découvre une unité toute modeste mais une unité tout de même entre des poèmes ou des contes àl'aventure éparpillée. Et me persuade que si les auteurs de pavés vendent à leurs contemporains une image lissée d'artisans du long terme, nous ne savons rien des chaos qui les agitent ( sauf à ce qu'ils soient le sujet même de leur oeuvre) et que nous mêmes offrons sans souci de demain.
Cette apparente incohérence de votre être qui vous questionne, et même que vous revendiquez, surtout, n'en ayez jamais peine. Elle me signale que vous êtes encore en vie. D’ailleurs vous me l’avez si souvent dit: « Je ne serai cohérent qu'une fois mort ».
Je prenais cette réponse alors pour de la rhétorique, et cela me fâchait contre vous dont j' imaginais avec un vrai désarroi le silence définitif, l'absence de mouvement, la fin de nos disputes et réconciliations, la lente métamorphose en pierre ou la ressemblance au bois qui vous entourerait. Mais je me rends bien compte avec le temps que, n’étant pas toujours très cohérente moi non plus, votre définition fine - lapidaire - est d'une profonde justesse et je voudrais lui rendre ici justice. Comme d’autres qui vous lisent, j’entends au décourcis (sourire) de vos écrits et au-delà des dissonances, votre humaine harmonie dans la complexité,
ce qui en apparence séparé donne cependant en partage
ce qui articulant l’étendue, la divisant parfois, lui appartient pourtant et lui donne son sens
ce qui d'un patchwork coloré tisse une toile souple et vive, où même les accrocs et les trous participent de la beauté de l'ouvrage. Nous voulons souvent obtenir du même coup le début et la fin. Tenir au creux des mains toutes les généalogies, le champ et son muret, les oiseaux et leurs nids, le fossé et la pluie qui l’irrigue puis se sauve vers la mer.
Mais cela, mon Ami, c’est l’éternité qui nous le soufflera à l’oreille car, vous le savez bien, les contraires meurent ensemble. Ce sont les survivants à votre aimable personne qui reprenant le fil, de ses débuts jusqu’à son terme, le poseront sur un fuseau et diront: «C’était tout lui ». Je vous préfère vivant encore un peu que vous imaginer enroulé comme une bande autour de sa momie. Donc n’ayez de regrets de rien.
Vivez, vivez car cela seul compte. Sans cesse nous migrons à l’intérieur de nous-mêmes, comme les belles collines normandes et les présvoyageursdont le regard croit avoir tout compris mais il suffit qu’un nuage passe ou le soleil et l’on est dans un autre monde.
Demandez-le à notre Ami, il vous en parlerait des heures et tellement mieux que moi. Ce fil qui traîne entre nos mains, sur lequel nous tirons, dont nous voudrions bien parfois, au moins dans le regard des autres, qu’il soit un peu plus homogène, un peu moins effiloché de partout, coupé un peu plus net où l’aiguillée le prend, il est pour notre bonheur ou notre peine, comme les talus Normands, piqué souvent de guêpes, d’herbes folles ou de pies qui en mangent la substance… mais l’ensemencent aussi.
Mais tout ce que je dis là n’est pas pour vous convaincre car vous l’êtes déjà, juste pour vous dire mon Ami, que vous le vouliez ou non, à vous tout seul vous me faites souvent penser à la belle diversité du bocage et ce n'est pas un mince compliment...
J'ai lu et relu cette lettre, Viviane, dans le silence de mon bureau. Je l'ai lue à voix haute pour apprécier la courbe des mots, leur poids, leur puissance... J'aime particulièrement le début, jusqu'à : nous finissions par comprendre que c’est sa division en parcelles d’apparence chaotique qui en préserve encore la faune, la flore, l’unité.Ce qui ne veut pas dire que le reste ne m'a pas intéressée, mais le début s'envole... que tes mots soient la chose envolée qu'on sent qui fuit d'une âme en allée... :-)
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( Une petite pause entre deux coups d e balai et de plumeau, aujourd'hui, branle bas de combat, comme chaque samedi... je nettoie tout à fond!)<br />
Cela me réjouit que tu aies aimé cette lettre, j'aime bien y mêler divers styles, un peu divaguer, un peu rêver. Il s'en prépare une autre pour un autre Ami. J'aime beaucoup le genre épistolaire<br />
;o)<br />
Bisous Bella!<br />
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L
lutin
09/06/2008 20:14
Assez d'accord pour Madame de Sévigné, sous un air plus moderne de Colette, et tu entraînes comme une militante
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Alors, là, ce n'est pas rose que je suis mais rouge écrevisse car la poésie de Colette me touche infiniment. Merci Lutin du compliment plein de sève<br />
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Tu es adorable Marlou<br />
je file me cacher dans une grotte (sourire)<br />
devant ce compliment.<br />
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M
Merlin le zeteticien
08/06/2008 19:51
Oui, je pense comme Françoise que cette lettre est remarquable à bien des égards :- La poésie qui s'en dégage au détour de chaque chemin ou décourci- Le souffle et le rythme que nous imposent ces mots agencés comme par magie- Le sens profond de ce message- L'allusion discrète et puissante à la fois aux multiples beautés de la NormandieEt puis, il est vrai que le destinataire est un être qui cherche, un ami qui doute et approfondit tout ce qu'il touche. Un homme d'une grande richesse humaine ! Tout le contraire de la touche superficielle qui prévaut aujourd'hui...C'est un texte réellement splendide ! Une sorte de palette impressionniste des mots qui chantent l'amitié, qui analysent en profondeur tout en restant poésie.Magnifique en effet !
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Tu es un amour Jean-Pierre, je l'ai beaucoup retravaillée<br />
pour que les souvenirs que j'ai de ton beau pays se fondent à ce que je sais de l'Ami<br />
qui est le tien aussi<br />
comme tu es le mien<br />
et suis vraiment contente si j'ai un peu transmis de ces paysages ( é)mouvants<br />
dans leur dynamique et leur douceur<br />
...<br />
Quelle aventure les rencontres et quel chemin<br />
je suis là aussi heureuse de la tendresse que tu lui as toujours manifesté<br />
et qui est si palpable ici<br />
merci<br />
mille bisous<br />
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L
le bateleur
08/06/2008 19:28
Quelle belle imagel'être vivant serait tel un bocage normandcar bien sur, si l'un de nous l'est nous le sommes touset toi la première, puisque cette image était au fond de toi en même temps que sur une rétine recouverte par une autre plus actuelle (comme l'une des peaux de l'arbre) et que l'on nomme mémoireet même, qu'autour de toi, devenue présence qui n'a plus besoin de la présence pour l'être.Oui, Jean-Pierre est l'un de ses sages auquels notre époque préfère stupidement "l'amour de la sagesse" qui permet d'ignorer l'être et de cristaliser l'idée.Merci pour cette pageà plusieurs titresdont au moins un est cause d'un rose qui tire sur le carmin (sourire)²
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C'est une telle joie, Luc, que tu aies aimé cette lettre<br />
j'avais peur de cette comparaison avec la nature et puis<br />
relisant le carnet de voyage en pays de verre <br />
Dimanche<br />
je me suis dit que... l'identification à un paysage ne dérangerait pas le destinataire de cette lettre (sourire)<br />
et du coup c'est moi qui rougis (sourire)<br />
oui, nous sommes tous des paysages<br />
et c'est bien agréable que la tendresse que tu portes à Jean-Pierre se trouve ici embarquée dans le voyage<br />
en tous mots et couleurs.<br />
Merci.<br />
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