Poésie, symbolique du monde, les quatre éléments, contes, écoute, accompagnement, musique
En voyant mon père sur son lit de mort, les traits lisses, la peau fraîche malgré les années de cigarette, je me suis demandé quel secret il emportait avec lui. Quels avaient été ses derniers instants, lui qui depuis toujours attendait de ne plus être, lui qui très jeune, perdant à quatre ans son papa, avait sans doute perdu aussi le goût de la vie? Main dans la main, nous avons mon jeune frère et moi glissé dans la poche de son veston un petit mot qui l'accompagne, dans lequel se dit toute notre tendresse à tous - nous avons tous signé - tendresse massacrée par la jalousie et les insinuations délirantes de notre mère. Tout ce que nous aurions aimé lui dire de vive voix si seulement elle avait supporté que nous l'approchions.
Mais elle ne voyait en nous que des rivales à éliminer .
Il nous fallait arracher quelques moments de sa compagnie par la ruse. D'ailleurs bien souvent il nous demandait de ne pas lui manifester trop ostensiblement de l'affection car cela lui retombait toujours sur la figure au centuple. De ne pas prendre sa défense même si elle le maltraîtait et l'injuriait. Nous étions tous finalement logés à même enseigne. De ne pas approuver ses propos ou ses opinions car elle avait le sentiment d'une coalition contre elle qui lui valait par suite de sévères représailles.
Je me suis dit parfois que si j'avais été un homme, je l'aurais recadrée en lui fichant une bonne correction, qu'elle réclamait souvent d'ailleurs, mais qu'il se retenait de lui donner.
J'ai toute jeune, à peine douze ans, transgressé la règle qui veut qu'un enfant ne batte pas son parent.
Ma mère ce jour là avait entrepris de se suicider et ma grand-mère tentait de l'en dissuader en criant qu'elle serait morte avant. Elles se trouvaient toutes deux devant la fenêtre d'une chambre au premier étage, passage obligé pour la mort annoncée. c'était à qui sauterait la première.
Prise d'un sentiment de pitié filiale, je suis allée me poster sous la fenêtre, les bras tendus en me disant: " Si maman tombe, je la rattraperai, elle ne se fera pas de mal". C'était le mois d'août, une chaleur à crever et je supportais aussi peu la chaleur que la discorde. Très vite j'ai réalisé que l'on me menait en bateau et que de suicide, donc de sauvetage, il n'y aurait point. Furieuse de m'être une fois de plus laissée berner par ces mises en scène de vaudeville, j'ai grimpé comme une folle l'escalier qui menait à l'étage, ai foncé sur ma mère et lui ai donné une paire de gifles comme sans doute elle n'en avait jamais reçu. Elle en resta stupéfaite puis reconnaissante...
Oui, reconnaissante. J'étais encore abasourdie de mon geste, je regardais incrédule ma main qui avait osé trancher l'espace, et elle, elle me remerciait.
Après avoir répété une bonne dizaine de fois des " merci " dont je ne savais trop s'ils étaient de gratitude sincère ou lourds de menaces, elle alla se coucher et s'endormit comme un bébé en me laissant seule avec mon savoir tout neuf: je venais d'inverser l'ordre des générations. Je venais de définitivement la faire tomber de son piédestal. Je me suis investie ce jour-là du rôle de mère de ma mère.
Il me réconforte de savoir que mes frère et soeurs ont toujours éprouvé ce sentiment-là, si sournois et culpabilisant. Etre un enfant et oser s'avouer que son parent n'est pas un adulte est aussi dur à admettre qu'à porter. Je l'ai fait dans le silence.
Je ne comprends qu'aujourd'hui que c'est en agissant sur notre empathie que notre mère nous a conduits à endosser envers elle ce rôle. Elle cherchait désespérément des limites que personne ne lui donnait jamais et pour cause. Les drames qui éclataient à chaque fois que nous tentions de les lui imposer faisaient reculer toutes les volontés de la maison. Nous retrouvions sans le savoir le découragement de ses parents.
Comme elle était maligne, elle ne me resta pas longtemps reconnaissante, hélas, de cette correction bien méritée. Car mine de rien, durant ces disputes, les plus jeunes souffraient, entre autres le petit dernier qui se cognait la tête contre les murs de désespoir lui aussi.
Mais je me dis que si c'était à refaire, je le referais et sans aucun remords.
Elle sut très vite mettre à profit mon sentiment de culpabilité pour me contraindre encore plus. Je lui en suis d'ailleurs quelque part reconnaissante car ses représailles et ses reproches mirent sans délais le feu à mes rêves de poudre d'escampette. J'ai pendant des années caché sous une apparente indolence souriante et silencieuse une furieuse envie d'aller plus loin qu'une gifle : une envie bien palpable de la précipiter dans l'au-delà avant son heure.
Je me suis échappée enfin à seize ans, le bac en poche, en rentrant en France pour faire mes études.
Je découvrais la liberté de me promener où je voulais sans rendre de compte à quiconque, de sourire à qui je voulais sans susciter de crise de nerfs maternelle, et promenant sans lunettes mon énorme myopie, le monde entier me semblait beau et je souriais à tout le monde.
Je rencontrais M...
Je lui dois d'être ce que je suis devenue et ce ne fut pas sans mal. Il lui a fallu bien de la patience et de l'amour pour supporter les démons que j'avais malgré toutes mes précautions emportés avec moi.
Je reproduisais sans en avoir conscience certains des chémas maternels: jalousie, amour excessif de l'ordre, besoin d'avoir raison.
Une après-midi où je l'avais harcelé, il n'y a pas d'autre mot, sans que je puisse prévoir son geste, il arriva derrière moi et me mordit l'épaule avec une violence tellement contenue que j'y ressentis l'expression de cette folie meurtrière qui me prenait parfois contre ma mère. Il se retenait tellement de me faire vraiment mal que je compris dans l'instant que je pouvais le perdre.
Cette morsure qui me disait " Je t'aime, mais je te tuerai avant que tu ne me tues " a changé ma vie.
Il y a de cela trente trois ans
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