On ne peut parler de Marie de France sans faire au préalable référence à la culture anglo-normande *, variété de français parlée et écrite en Angleterre du XIIe au XIVe siècle inclus et qui a donné naissance, dans cet étonnant creuset que fut la cour des premiers rois Plantagenêts, à des chefs d'oeuvres de la littérature ou de la musique tels que les Tristan de Béroul et de Thomas d'Angleterre, les légendes de Merlin l'Enchanteur et du roi Arthur rassemblées par Geoffroy de Monmouth dont s'inspirera Chrétien de Troyes, le jeu d'Adam, Mystère centré sur la faute originelle. Après la conquête de l'Angleterre par Guillaume de Normandie et l'avénement des Plantagenêts, la langue d'oïl était venue s'ajouter au latin et à l'anglais. La littérature anglo-normande prenait alors son essor entre ces deux langues bien vivantes, traditions antiques et celtiques, Église et pouvoir séculier.
Ci-dessous la superbe Tapisserie de Bayeux
dont je vous convie en cliquant sur le lien à visiter l'histoire qu'elle raconte comme une bande dessinée géante.
Les deux genres les plus populaires au Moyen Âge - vies de saints et romans - souvent proches l'un de l'autre, étaient par ailleurs bien représentés en anglo-normand. Lus aussi bien dans un cadre privé qu'au monastère au moment des repas collectifs, ils étaient souvent écrits en strophes couées: leurs troisième et sixième vers écourtés.
D'incontestables poètes ont écrit en anglo-normand vers la fin du XIIe siècle.
Marie de France fait partie de ceux-là. Née en 1154, on sait peu de choses d'elle si ce n'est qu'elle prétendait venir d'Ile de France et s'est installée à la cour des Plantagenets. On dit même qu'elle était une demi-soeur du roi Henri II.
Première écrivaine française de notre histoire, elle participe du lancement de la littérature de création. Il faut se souvenir en effet que jusque là, on se contentait de recopier les grands textes de l'Antiquité latine, sans vouloir créer quelque chose de nouveau.
Laissons parler Marie de France dans le prologue de ses Lais:
" Il était de coutume chez les anciens, Prisciens en témoigne, que, dans les livres qu'ils faisaient jadis, ils s'exprimaient assez obscurément en vue de ceux qui devaient leur succéder et qui devaient apprendre leurs écrits, afin qu'ils puissent ajouter des gloses au texte."
Marie de France avait parfaitement conscience de se situer à la fois dans l'héritage de l'antiquité latine (Ovide) et le folklore celtique, et dans une dynamique d'ajout de sens à ces écrits anciens.
Il convient de s'attarder sur cette influence de la culture bretonne et celtique. Son origine asiatique puis ses ramifications successives en Gaule, en Irlande, en Bretagne, en Espagne, et au Portugal. Sa romanisation puis sa migration en Irlande, au Pays de Galles, en Cornouailles, et en Bretagne. Au XIIème siècle enfin, le mariage du roi d'Angleterre Henri II à Aliénor d'Aquitaine qui étend l'influence du monde celtique, en particulier ses contes et mythes qui sont confiés à l'écrit.
Le thème de l'Autre Monde, très proche du monde humain et dans lequel les personnages pénètrent souvent sans le savoir, est très présent dans les Lais de la Poétesse. C'est avant tout le monde des fées ( femme-fée aussi bien qu' homme-fée) et la frontière entre ces deux univers est si ténue que la rencontre entre un mortel et une fée est très possible, qui fonde la matière narrative de plusieurs des lais.
Si Marie de France fait le choix de la forme du Lai, c'est parce qu'il exige concision et densité du texte. En outre, elle va donner une force formidable à deux innovations de la littérature du XIIème siècle : la forme métrique à rythme syllabique et la rime. Tout le travail du poète consistera à " jouer " sur les rimes pour équilibrer le son et le sens. Dans ses Lais prévaut le non-dit, ainsi que tout un art du symbole. Prenons par exemple le Lai du chèvrefeuille, ( en suivant le lien qui précède vous écouterez une version sonore en français moderne ) et ici la version originale. Pour communiquer avec Yseult, Tristan devait graver des inscriptions sur une branche de noisetier autour de laquelle était enroulé un chèvrefeuille. Selon Philippe Walter qui a écrit de belles analyses de l'oeuvre de cette Poétesse, Tristan n'utilisait pas notre alphabet pour écrire, car l'inscription aurait été beaucoup trop longue pour tenir sur une branche, mais un système d'écriture très en vigueur chez les Celtes: l'alphabet oghamique, utilisé en magie et non pour communiquer. Marie de France aimait le sémantisme floral, le langage secret qui entraine dans son sillage l'imagination du lecteur et le renvoie à son propre miroir. L'utilisation implicite d'un autre alphabet introduisait une réflexion sur le cryptage des idées et des sentiments, mais aussi sur l'acte d'écrire lui-même. La plante qui s'enroulait autour de la branche suggérait la fusion des amants. Fables amoureuses dont le lecteur était invité à tirer une leçon, ses poèmes parlaient ( et parlent encore...) du désir et de la condition féminine, de la violence du monde viril, de l'amour vrai qui ne peut être que clandestin car s'opposant à la société toute entière. Mieux encore, ils rendirent au merveilleux une place que l'Eglise depuis saint Augustin lui avait fait perdre. Voyons le Lai de Bisclavret qui chante ainsi: - Quant de lais faire m'entremet,
- ne voil ublïer Bisclavret:
- Bisclavret ad nun en bretan,
- garwaf l'apelent li Norman.
- jadis le poeit hume oïr
- e sovent suleit avenir,
- humes plusurs garual devindrent
- e es boscages meisun tindrent.
- Garualf, c[eo] est beste salvage:
- tant cum il est en cele rage,
- hummes devure, grant mal fait,
- es granz forez converse e vait.
- cest afere les ore ester;
- del Bisclavret [vus] voil cunter.
- en Bretaine maneit un ber,
- merveille l'ai oï loër;
Garwaf, ou garou, vient tout simplement du latin Vir (homme ) francisé en gar et du mot waf ( qui vient du breton ualf - à rapprocher de wolf) qui signifie loup.
Le loup est un archétype puissant que l'on rencontre dans les Métamorphoses d'Ovide, les Bucoliques de Virgile, ou encore dans une fable d'Esope, le voleur et l'aubergiste. Il prend une résonance toute particulière dans le monde germanique: l'âme pourrait sortir de notre corps et adopter une apparence animale. En nous dort et peut surgir notre double animal. Derrière le motif littéraire et fantastique, coulait donc toute la métaphysique germanique que n'a pas manqué de condamner le christianisme, pointant du doigt ces hommes possédés du démon et qu'il faut exorciser.
Dans le lai de Bisclavret, Marie de France plaide la cause d'un homme doublement victime de sa métamorphose en garou et de sa femme infidèle. Marie de France critique ici l'intolérance de l'épouse pour la singularité de son époux. Quelle leçon d'amour de la différence nous est donnée, quel courage face au pouvoir religieux ...
Quel art du conte surtout car les enfants de l'épouse infidèle porteront dans leur chair la trace de l'infâmie.
et pour accompagner en musique
Madrigal d'Adam de la Halle
dewplayer:http://www.acc.umu.se/~akadkor/0mp3/Madrigal_5.mp3&
* Quelques précisions précieuses de Jean-Pierre
Il y a à la fois dans ses vers l'art de raconter des troubadours (dont tu as déjà parlé) mais aussi une certaine recherche d'absolu, déjà.... Là pour Marie je me demande contrairement à ce qui est dit dans un article de Wikipédia si ce n'est pas plutôt la verve d'un trouvère car nous ne sommes pas en langue d'oc mais très majoritairement en langue d'oïl (à part un "païs" par ci par là...). Anglo-normand, je ne le crois pas. Dès cette époque la cour des Plantagenêt avait adopté le vieil françois semblable à celui parlé à la cour du roi de France et le pseudo de la poétesse est sans équivoque à cet égard. Il restait sans doute des mots du normand du XIème siècle mais ça faisait quand même plus chicos de s'exprimer comme le roi de France...
Dans le vocabulaire, encore beaucoup de latin pur et des formes typiques du vieux français de l'époque. Certains mots semblent anglais mais ce sont les anglais qui nous les avaient empruntés. (remenbrance par exemple...)
http://en.wiktionary.org/wiki/remembrance
http://en.wikipedia.org/wiki/Old_French
Ce sont de beaux vers écrits par une femme en France quand nos langues dont certains disent encore qu'il s'agissait de patois étaient en plein essor à partir du latin qui nous avait été imposé, beaucoup de celtique oublié, beaucoup de normand et de picard intégrés et une créativité que personne ne contestera. Et on n'oubliera pas que Marie de France était une femme, religieuse de surcroît très vraisemblablement et que c'est à cette époque que les Anglais ont pris 60 à 70 % de leur vocabulaire dans le normand et le français de la cour de France.