Poésie, symbolique du monde, les quatre éléments, contes, écoute, accompagnement, musique

Musique, peinture, poésie, penser... * 9 * Léonin et Pérotin




" La poésie est une intégrale qui a comme limite inférieure le langage et comme limite supérieure la musique."  L. Zukovski





La citation qui accompagne cet article est sans nul doute excessive. La poésie se trouve pour qui veut bien la voir, en deça du langage, dans la beauté d'une simple fleur, et au-delà de la musique, dans la nature vivante, bruissante ou silencieuse. Il reste cependant qu'il n'est pas de musicien religieux ou profane qui n'ait rêvé de tisser en mots ce qu'il a composé en sons et de dire en sons ce qui le taraude en mots. Mais lorsqu'une rythmique et sa mélodie sont juxtaposées à un texte, on peut dire que  les ennuis ne font que commencer...

Longtemps le chant va se cantonner dans la facilité du syllabisme hérité de la musique grecque: une syllabe - une note. Mais vient le temps des bâtisseurs de Cathédrales, et cet élan des pierres vers le ciel, des voutes et des contreforts va s'accompagner en musique d'un étirement dans le temps des notes et des syllabes qui vont s'appuyer les unes aux autres avec davantage d'inventivité et de liberté.

Période des plus fécondes et dynamiques de notre histoire, quoique pour beaucoup le Moyen-Âge soit associé de manière tout à fait infondée à des périodes exclusivement noires. Pourtant la femme y tient une place centrale et privilégiée, grâce à de grands génies féminins tels Hildegarde von Bingen la médecine progresse, les loges de maçons vont prendre leur plein essor et la lumière inonder les édifices. Par ailleurs, la pensée religieuse  qui s'était jusqu'alors exprimée en Occident à travers la fresque, l'orfèvrerie, l'enluminure ou la sculpture portative:

Sculpture en ivoire du scriptorium de Grégoire le Grand:

:


cette pensée religieuse va rencontrer avec l'architecte, le maître verrier, le maçon, le tailleur de pierre et la sculpture monumentale un prodigieux moyen d'expression.




L'art musical ne restera pas en arrière de cet élan. Celui des troubadours et des trouvères est à son apogée.  La polyphonie religieuse a trouvé quant à elle un espace équilibré entre les tensions surgies de la rencontre entre la mélodie très mélismatique ( variée, ornée ) native des pays du bassin méditerranéen et les habitudes d'accompagnement plutôt austères originaires du Nord de l'Europe. Les dissonances entre l'improvisation vivante et la rigueur de l'organiste obligent à concevoir les intervalles rencontrés non pas comme des écueils mais comme cheminement nécessaire vers l'harmonie. Autrement dit, à les accueillir...

Les chants étaient donc accompagnés par tous les intervalles possibles hors  l'intervalle de quarte augmentée ( ou  triton ) qui était très rigoureusement prohibé de la ligne mélodique: ses trois tons étaient d'intonation difficile, ce n'est pas une raison négligeable. En outre, ce chiffre trois évoquaient aux théologiens la fourche du diable. L'intervalle en question porta dès lors le nom de Diabolus en musica ( le Diable en musique) et fut chassé des écoles de chant jusqu'à ce que Philippe de Vitry, évèque de Meaux, s'attaquât avec courage à cet interdit.

Tout ce qui était jusqu'alors improvisé avec plus ou moins de bonheur fut noté par les chantres de diverses églises et l'abbaye de Saint-Martial à Limoges fait partie alors des hauts lieux du plain-chant à deux voix. La musique y est conservée dans de beaux codex dont vous voyez ici une page de celui de Compostelle:





Notre-Dame de Paris, dont la construction débute en 1163 et se poursuivra jusqu'en  1245 va participer pleinement  de l'Ars Antiqua, avec trois formes musicales en pleine effervescence qui consacrent la notation mesurée des oeuvres: l'organum, le motet et le conduit.



Sans entrer dans des précisions techniques, l'organum est le terme désignant l'ensemble des voix dans un chant donné. Jusqu'à l'époque gothique, la voix secondaire  accompagnante est totalement soumise à la voix principale. L'écriture note contre note à la même vitesse, ou pour parler avec les mots de ces temps-là, point contre point, punctum contra punctum, donnera bien plus tard son nom au contrepoint. Mais peu à peu, les voix évoluent à l'unisson au début et à la fin de l'air, se séparent grâce à des intervalles plus larges au milieu d'une phrase. On appelle cette forme d'écriture le discantus ou déchant.

L'organum de l'école de Nostre-Dame reprend les textes et musiques du chant grégorien mais en s'affranchissant du syllabisme. L'ornementation prend une place considérable. Certains intervalles consonants sont établis à partir de l'échelle Pythagoricienne, qui privilégie la quinte, la quarte, l'octave. La nouveauté est que ces chants passent de deux voix à trois puis quatre. Les lignes mélodiques se chevauchent, se croisent, et diffèrent également par leur rythme : la voix principale se concentre sur des notes longues, tandis que la voix organale ou d'accompagnement est très rapide et variée.

Ce qui nous est parvenu de textes musicaux et de témoignages nous dit la vraie jubilation à improviser brillamment sur certaines voyelles et dans un style dit " fleuri ", et il faut bien dire que l'ornementation fouillée des façades et les belles voûtes des cathédrales  invitent à ces élans joyeux et virtuoses de la voix.
Parfois cependant les notes tenues par le soliste sont si longues qu'elles excèdent la capacité de souffle du chanteur.
On lui ménage alors des reprises de souffle discrètes à l'intérieur de la phrase, on fait circuler ces notes longues d'un chanteur à l'autre, ce qui requiert une parfaite mise en place,  ou bien on en confie tout  simplement l'exécution à un instrument comme l'orgue.
Dès lors, et très paradoxalement, la voix qui était dédiée à un accompagnement secondaire quoique brillant devient sans le savoir... soliste à part entière. C'est elle qui va résonner sous les voutes des cathédrales. C'est elle qui va inspirer les ornements si riches des motets profanes.

Les germes du chant du Renacimiento puis plus tard du bel canto sont là, dans la voix des modestes chantres accompagnants.
 




Le motet est lui aussi d'origine religieuse mais chanté uniquement à la fin des offices. Il y commente avec des paroles tout à fait originales les textes musicaux liturgiques traditionnels d'ordinaire dévolus à la voix qui " tenait " la mélodie ( teneur ou ténor)
Bientôt, il s'emparera de thèmes amoureux, politiques, satiriques, voire anticléricaux,  et sera donc chanté en dehors de l'Eglise à l'intention de milieux lettrés tels que ceux des étudiants, médecins et savants. Très rapidement d'ailleurs apparaîtront des motets pluritextuels, chacune des voix chantant un texte différent.



Enfin le conduit, qui est un genre majeur dans l'école de Notre-Dame, par son allure très solennelle. D'abord d'inspiration religieuse mais non liturgique, il ne puise pas dans le répertoire connu mais crée des oeuvres aux mélodies et textes tout à fait originaux qui sont à l'origine du drame liturgique donné sur les parvis des cathédrales. Il accompagne les processions durant l'office et se répand peu à peu lui aussi hors de l'édifice. Guillaume de Machaut, dont je vous reparlerai,  n'est pas loin.


Deux compositeurs se détachent en ces temps de grande puissance créatrice à laquelle le peuple entier participe avec ferveur. Ils vont servir le besoin de faste de l'Eglise et de la Royauté.
Le premier est Léonin ( 1150-1210 ) qui fut le maître de chant et de musique fondateur de cette école dite de Notre-Dame. Ses chants à deux voix sont richement ornées et c'est lui qui organise en un seul ouvrage, le Magnus Liber Organi de gradali et antiphonario, soit Grand livre d'organum pour le graduel et l'antiphonaire, les répons et plain-chants grégoriens.  De ce livre maintes fois recopié et diffusé dans toute l'Europe ne restent que des copies partielles au Vatican et en différentes bibliothèques européennes.

Le second est Pérotin ( 1160-1230) .



Il va remanier le Magnus Liber de Léonin, libérer les voix de leur carcan formel,  l'accompagnement va utiliser les croisements de voix en sus des notes tenues. Ce que l'on nomme la voix " organale " ( qui accompagne) prend le nom de contra-cantus, contrechant. Au lieu de se situer à la basse, elle va monter dans l'aigu.  Et surtout Pérotin va inventer le mouvement contraire des voix, ce qui lui offrira de plus grandes libertés modulatrices.


Voici une page de conduit de l'époque de Pérotin ( Bibliothèque numérique de la faculté de Montpellier)





Deux pièces pour terminer cette courte page consacrée à l'Ars Antiqua. Cette musique est austère, peut-être plus austère encore que le chant Grégorien que nous connaissons mieux aujourd'hui que la musique de cette période laissée à l'oubli. Comme toutes les oeuvres des périodes de transition, elle porte en germe les génies à venir...


 Léonin

Et Valde
On entend parfaitement la voix accompagnante dans cet air et elle chante dans l'aigu, alors que les voix dites solistes résonnent à la basse.

dewplayer:http://s3.archive-host.com/membres/playlist/1543578952/perotin.mp3&



Viderunt Omnes
de Pérotin
A trois voix, là encore la partie soliste à la basse noyée sous la profusion de rythmes et de notes des accompagnants

Un merveilleux site sur l'art Roman et Gothique






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M
Alors, tout ça c'était pendant que nous étions dans la sombritude et l'ignorancitude moyen âgeuse ? Pendant ce temps, l'Andalous brillait de mille feux dans toutes les disciplines et c'est juste la Renaissance qui nous a permis de nous hisser à un niveau culturel et scientifique tel que celui qui a révolutionné notre civilisation, grâce aux apports des traductions des Arabes et de leur inventions... ;o((Bien entendu, je n'en crois rien !Chaque peuple a son génie propre et le nôtre s'est forgé dans le creuset de nos traditions maintenues grâce à nos inventions propres, musicales, littéraires, médicales, philosophiques etc...Notre moyen âge à nous faut riche en tous points (notamment religieux avec les cathédrales et tout l'art qu'elles ont su féférer) mais aussi dans la richesse des créations de toutes les corporations.Toute la base de notre musique occidentale est là, il ne faut pas l'oublier. Où est passée la musique arabe ? "Ceux qui écoutent des instruments, on leur versera du plomb fondu dans les oreilles".Ah, bon ! La voilà l'explication. Le Coran est passé par là...On parlera une autre fois de la musique arabo-andalouse si tu veux ? Mais comme les chiffres arabes qui sont indiens, celle-ci est surtout et fondalement andalouse. Pour la raison que je viens de donner. Un ami Maghrébin me dit que c'est exactement la même chose pour l'architecture. Et il sait de quoi il parle puisqu'il est lui-même... architecte.Merci pour cet article Viviane. (°!*)
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R
<br /> Oui, Merlin, tout ça c'était pendant ces périodes de noircitude ;o) qui ont vu se dresser des monuments encore debouts aujourd'hui, se composer des oeuvres qui ont<br /> influencé toute la suite de la musique. Ton commentaire me fait infiniment plaisir car il me permet de remettre quelques pendules à l'heure.<br /> <br /> On parle de musique arabo andalouse en oubliant ( volontairement?) ce qui fut le creuset de la musique andalouse d'hier et d'aujourd'hui : la musique Wisigothe . On n'en parle jamais. En ce qui<br /> concerne la musique ancienne espagnole on ne parle que de musique Mozarabe, en référence aux chrétiens voulant conserver leur liberté de culte sous l'occupant musulman, ou de musique arabo<br /> andalouse, plus tardivement.<br /> <br /> Or il y a dans ces deux termes ( Arabo Andalou et Mozarabe) une inexactitude flagrante pour les musicologues.<br /> <br /> Le terme Mozarabe prête complètement à confusion, donnant à penser à une influence Arabe sur la musique des espagnols . Or , on retrouve en des manuscrits du IVème siècle trace de ces chants qui<br /> devraient s'appeler ( étant donnés leurs gammes, leurs modes, leurs rythmes spécifiques) chants wisigoths.<br /> <br /> Et je t'avoue que j'aimerais assez que l'on rende justice à cette origine en intitulant les disques gravés aujourd'hui " Musique Mozarabe" des mots " Musique Wisigothe espagnole".<br /> <br /> <br /> cf cet article qui explique les origines du mot Mozarabe, mot-valise qui pête à confusion et même l'entretient.<br /> http://www.cnrtl.fr/definition/Mozarabe<br /> ce mot vient de musta'rib « arabisé », part. actif de istaraba « adopter les mœurs arabes, se faire semblable aux Arabes, devenir<br /> Arabe... or c'est tout le contraire!!!!!!! Les abusivement prénommés Mozarabes résistaient à la culture colonisatrice...<br /> <br /> Les mélismes que l'on rencontre dans ces chants strictement liturgiques sont directement influencés par:<br /> - la musique juive (la communauté juive était très fortement implantée en Ibérie)<br /> - la musique Byzantine elle aussi bien implantée.<br /> <br /> En aucun cas cette musique qui fut une musique de résistance à l'envahisseur musulman ( et même au chant grégorien sur la majeure partie du territoire espagnol,<br /> bien après que la tradition du chant romain fût imposée dans toute l'Europe pour les raisons d'unification dont j'ai déjà parlé) en aucun cas cette musique de résistance n'a subi d'influence arabe.<br /> Elle s'est au contraire conservée dans toute son orthodoxie... si j'ose dire et il y a un peu de vrai étant donné les influences de la culture ( donc de l'eglise) byzantine.<br /> <br /> <br /> Pour ce qui est de la musique arabo andalouse, là encore une impropriété.<br /> La musique andalouse d'aujourd'hui a essentiellement subi l'influence de la musique d'origine espagnole, c'est à dire Wisigothe...<br /> <br /> Pour ce qui est de la musique Arabo andalouse ( que les Algériens eux mêmes avec prudence appellent musique classique Andalouse)<br /> d'une part c'est une musique qui a été composée en terres Espagnole et maghrebine APRÈS la reconquête,<br /> d'autre part ce n'est qu'à partir du XVIII ème siècle que ce terme Arabo andalou va être crééé par quelques universitaires en mettant en avant le terme Arabe et en<br /> gommant délibérément TOUT le substrat fondateur strictement Andalou et Wisigoth...<br /> <br /> Ces rectifications n'enlèvent rien d'aileurs aux qualités propres de la musique Arabe, Berbère, ou Egyptienne, ou tunisienne etc.. que j'écoute toujours avec plaisir et curiosité mais il y a eu une<br /> distorsion des faits en faveur d'une culture et au détriment d'une autre qui me gêne beaucoup. Même si le personnage de Ziryáb , grand poète et musicien persan d'origine Kurde fait époque par son génie eprsonnel, sa<br /> créativité, sa grande générosité et ouverture d'esprit puisqu'il créa la première école de musique libre d'accès à tous - chrétiens compris - en espagne, il reste l'exception et en outre... plutôt<br /> très libre avec la religion.<br /> <br /> Des " Spécialistes " prétendent retrouver dans deux cantigas commandées à ses musiciens au XIIIème par le roi Alphonse X des rythmes "berbéro-andalous". Ces<br /> deux cantigas sont les cantigas 20 et 362... Il y avait 400 cantigas. Hum hum... quand on veut prouver quelque chose on fait feu même des brindilles...<br /> <br /> Il est très clair que certains des musiciens de Roi Alphonse X étant Maghrébins, ils jouaient ces oeuvres avec des sonorités et rythmes venus de leur propre culture. Mais peut-on parler d'influence<br /> déterminante sur toute une culture musicale en ne s'appuyant comme le font ces esthètes, que sur quelques chants dédiés à la vierge parmi les 400 de ce recueil<br /> ???<br /> Ce serait abuser que de le faire.<br /> <br /> Par contre, la musique Maure retournant par force dans ses pays d'origine a renversé tout simplement l'histoire, s'arrogeant la paternité de ce qui était au contraire l'HÉRITAGE MUSICAL dans lequel elle avait baigné des siècles durant, oubliant de rendre au Persan, au Grec, au Juif, à l'Andalou et à son ancêtre Wisigoth ce qui leur<br /> revenait...<br /> <br /> Quant au verset que tu me cites... hé bé... No comment. Ils n'y allaient pas de main morte.<br /> Bisous<br /> <br /> <br />
V
Tu parles "d'Ars Antiqua", il débouche donc naturellement sur l"Ars Nova" de Guillaume de Machaut, sur lequel mon père a également écrit de nombreuses études. Mais moi en mauvaise fille je n'ai rien suivi de tout cela, et j'aurais bien confondu ton "viderunt omnes" de Pérotin avec de l'Ars Nova... !!
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R
<br /> Pérotin est à la croisée des chemins entre Ars antiqua et Ars nova,c'est grâce à lui que la forme motet mais aussi rondel va répondre aux exigences de " spectacle<br /> "du " public" que constituait déjà les fidèles à l'intérieur de l'Eglise, c'est grâce à lui qu'autour des monastères, aussi bien en France qu'en Angleterre ou allemagne vont se constituer des<br /> regroupements d'étudiants qui vont s'emparer de ces airs ou textes, les retravailler et représenter à leur manière dans un latin souvent simplifié et parfois avec l'aide de prêtres défroqués, car<br /> cette musique qui s'affranchit des lois strictes du grégorien attire les foules mais aussi ... les foudres de l'église sur tout le monde.... mais tout le monde s'en moque alors et c'est tant mieux<br /> pour le devenir des oeuvres( cf les Carmina Burana)<br /> <br /> <br />
J
Je suis de l'avis de ZUKOVSKIC'est dit simplement et finementO.
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R
<br /> Merci Juliette, cette citation est très belle, j'espère que l'article t'aura touché aussi...<br /> A bientot<br /> <br /> <br />
M
Une splendeur, merci !
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R
<br /> Merci Marlou, j'espère disposer de plus de temps pour venir vous lire les uns et les autres maintenant que nos deux filles se sont envolées.<br /> <br /> <br />
V
Quelle culture ! Quels dons de pédagogue ! Je reviens des années en arrière lorsque maman était mon professeur de musique, en 5e, et que je l'écoutais de toutes mes oreilles, le coeur ravi de fierté...
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R
<br /> Merci Valentine, cela me touche infiniment que tu me compares à ta chère maman. Je ne veux pas voir mlisir mes vieux cours que, comme tout ensieignant, j'ai préparé<br /> des années durant avec conscience, en réunissant beaucoup d edocumentation en tous genre, que l'on retrouve dans ces articles... Bisous<br /> <br /> <br />