Damousse regardait son ami.
Collé au mur de glace qui divisait le village, il semblait se vider de son sang. Sa pâleur était telle que la fillette, inquiète, se rapprocha de lui sans faire de bruit puis, d'un geste presque transparent tant il était lent, attrapa un bout de sa chemise.
Tamel ignorait ( ou peut-être feignait-il cette ignorance ) que depuis toujours ce contact permettait à la petite fille de rentrer dans les pensées de son ami.
Ce qu'ils entendirent tous deux fit jaillir leurs larmes. Tant de douleur, de solitude, d'attente et de questions sans réponses avaient été formulées sur ce mur. Des orphelins tournaient en rond dans la nuit mais aussi des épouses éplorées, de jeunes maris délaissés... Même le tilleul où s'assemblaient les couples au clair de lune laissait ployer ses branches autrefois bien levées.
Fermant les yeux, Tamel intima silence à toutes ces voix douloureuses. Les pensées qu'il leur adressait les enfermeraient dans une bulle inaltérable et feraient naître en elles un oubli bienvenu qui les tiendrait désormais à l'écart de toute souffrance.
Il lui fallait maintenant écouter l'autre moitié du village, celle qui selon toute apparence avait abandonné famille et amis pour... Pour quoi au juste?
Les êtres que réclamait la première moitié du village étaient tous assis et penchés sur d'étranges objets que surmontait une sorte de miroir. Leur corps se réduisait le plus souvent à une tête démesurément grosse et deux mains amputées de la majeure partie de leurs doigts. Le dos cassé, ils tapaient de ces doigts orphelins sur quelque chose qui déclenchait toutes sortes de lumières et de bruits.
Se rapprochant, les deux enfants distinguèrent des images de mondes qui leur étaient inconnus. Des paysages surgissaient, puis s'effaçaient soudain devant d'autres, comme digérés instantanément.
- Fascinant! murmura Tamel. Fascinant... Des mages!
- Pas fascinant! grimaça Damousse. Regarde ces êtres: certains nous ressemblent encore mais c'est parce qu'ils sont endormis sur leur fauteuil. C'est ça qui les a sauvés. Quant aux autres... Quelle pitié! Qu'ils sont laids!
- Tais-toi Damousse, j'entends ce qu'ils découvrent: une autre forme d'intelligence qu'ils mettent en commun. C'est toi qui es endormie...
- Balivernes, Tamel, balivernes! ils font du mal à ceux qui les aiment en se tenant ainsi attachés à ces lumières et ces bruits!
- Tais-toi! Tu n'es pas faite pour comprendre ce genre de choses.
Damousse, rageuse, hésitait entre l'envie de donner une grande gifle à Tamel - dont elle sentait l'envie de rejoindre ces curieux humains - et celle de distribuer quelques coups de pied à la cantonade.
Soudain son regard, qui était aigu, fut attiré par un personnage dont l'allure pensive, la peau plus sombre et les grandes mains intactes aux beaux gestes limpides tranchaient sur la frénésie de ses compagnons.
- Tamel... regarde!
Mais Tamel avait déjà vu. Et dans ses yeux noyés de larmes se précipitaient des souvenirs heureux.
- Mon père...
- Ah! tu vois? je te l'avais bien dit! Il faut lui faire quitter cet endroit et retourner chez nous avec lui!
Tamel secoua le froid qui l'avait doucement envahi.
- Tu as raison, Damousse, arrachons-le à ce qui se trame là et retournons chez nous, retournons vite car je sens que si nous le laissons ici, nous mourrons toi et moi.
C'est le moment que choisit une petite indienne pour sortir de derrière les arbres d'où, depuis le début, elle observait les deux enfants.
- Enfants, je connais bien le papa de Tamel. Vous feriez grande bêtise en l'arrachant à ses pensées et à sa solitude choisie.
- Qui es-tu, toi ? demanda Tamel. Et de quel droit viens-t...
- Je suis une vieille amie de ton père, Tamel, dit la petite indienne en caressant leurs cheveux. Ne crois pas que cela ne me fasse peine de le voir ainsi au milieu de ces gens qui croient inventer quelque chose. Mais lui est différent. Lui s'est posé en leur compagnie pour trouver autre chose, dont je ne sais le nom. Peut-être même combattre ce qui se construit ici. Il a besoin de tout notre amour pour porter sa quête et que nous acceptions que quelques temps, il nous oublie.
- S'il nous oublie nous finirons par mourir, c'est Tamel qui l'a dit! répliqua Damousse.
- Mon père ne vivait que pour moi. Dois-je mourir pour qu'il vive?
La petite indienne sourit. Elle se reconnaissait dans ces deux enfants à la nature si différente mais dont elle avait des années durant respiré les traces en rêvant.
- Non, enfants, vous ne mourrez pas. Je prendrai soin de vous en attendant qu'il revienne. Et s'il ne revient pas, il faudra que tous trois nous l'aimions assez pour continuer la route en l'emportant avec nous, dans nos pensées...
Le père de Tamel se retourna alors vers eux.
Quelque chose d' immense, qui ne ressemblait pas à de la tristesse, semblait voiler ses yeux gris.
Oui, disait son regard, oui. Il avait besoin de cette solitude, de ce retrait du monde pour en entendre un peu mieux les chants contradictoires et les troublantes nouveautés.
La petite indienne sortit de son long manteau une pierre aux formes étranges, l'éleva devant ses yeux et la laissa quitter sa paume. Comme un navire fendant la mer, le bateau de pierre se dirigea vers le père de Tamel et se posa sur ses genoux.
- Quand il la touchera il saura où nous sommes et pourra nous rejoindre, du moins par la pensée si son corps n'est pas encore prêt à d'autres retrouvailles...
D'un mouvement très doux, le papa de Tamel laissa s'envoler vers eux trois des belles plumes noires qui ornaient son vêtement. Elles se glissèrent avec douceur contre leur poitrine. Puis, avec ce sourire qu'elle aimait tant chez lui, il fit comprendre à la petite indienne qu'il était temps qu'elle se retire de cette clairière.
Chana, car tel était son nom, le regarda longuement, puis prit dans ses mains qui tremblaient un peu les mains des deux enfants.
- Venez enfants. Venez... La nuit tombe et notre route est longue.
Ainsi commença, pour un temps, un nouveau cycle d'existence pour Tamel et Damousse ...
Sergueï Rachmaninov
Prélude en Do dièze mineur
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