L'histoire de la voix déclamée ou chantée est indissociable de celle des lieux qui l'accueillirent. Art par excellence du temps qui passe et s'enfuit, il fallait au chant un écrin dans lequel il puisse contredire sa vocation première: s'inscrire sur le sable des arènes et s'envoler aux vents. La toile ci-dessus ( dont je n'ai retrouvé le nom du peintre qui nous en offre les feux des pierres dans l'échancrure desquelles se devine l'Etna ) nous montre bien ce qu'était le théâtre antique. Situé à distance de la ville, de préférence sur le flanc d'une montagne et tourné vers le soleil, il répondait à une nécessité: purger la société, par des processus d'identifications aux personnages, de ses craintes enfouies et de ses questionnements. La cité réunie sur les gradins allait à la rencontre du monde de l'Invisible afin de mieux vivre dans son monde visible. Songez-y: douze heures de spectacle en pleine nature, sous un soleil ardent, à l'écoute des dieux dont les acteurs étaient les interprètes. On imagine la transe commune que finissaient par provoquer les conditions réunies de la beauté naturelle environnante, la chaleur éprouvante, la promiscuité, la fatigue et le bruit.
Les temps ont-ils changé? Théâtre romain d'Orange
Ni oui ni non... La rupture que vont introduire la dramaturgie romaine et l'architecture qui l'accompagna constitue l'autre pôle de ce que fut et demeure le théâtre. Car lorsque celui-ci se sent enfermé dans des règles ou des murs il ne rêve que de retrouver sa liberté originelle. Les grecs construisaient leurs théâtres dans la Nature afin que le spectateur prenne conscience de sa place minuscule dans le grand concert cosmique? Les romains les construisent en pleine ville et de préférence immenses, impressionnants, massifs. Les grecs concevaient la tragédie comme une catharsis bénéfique à tous et chacun? Pour les romains le théâtre est divertissement. Les grecs en attendaient des visions fécondes? Les romains ne cherchent qu'à s'y faire voir. Les grecs y recherchaient la cohésion de la cité? Les romains y nourrissent leurs tyrans sous les traits du mécène qui à grands frais avait offert à la ville une scène et entendait bien être rétribué en retour sous forme de louanges à sa personne... La dilution des grands mythes au profit de l'apparence conduit lentement le choeur à perdre sa place prééminente dans le drame. Quant au mur de la scène, il n'est plus cette frontière de pierre entre deux mondes éclairés de soleil mais un lieu d'exposition où l'illusion reine est recouverte d'un rideau afin de focaliser le regard des spectateurs, non pas vers une possible révélation intime mais au contraire vers ce qui est à admirer: la statue du mécène et la geste de ceux qui chantent sa louange.
Curieusement, alors que l'église à la chute de l'Empire romain interdit le théâtre, c'est en s'appuyant sur la liturgie que le théâtre va reprendre son souffle. Joué dans la nef ou sur le parvis, faisant intervenir souvent tout le voisinage, maisons ouvertes pour l'occasion en guise de décor et machineries complexes permettant de faire voler les personnages, il est prétexte à farce, pastorales, mystères, miracles et renoue au Moyen-Âge avec cette participation populaire riche de sens qui permettait aux peuples de l'Antiquité de regarder en paix et en face leurs tabous et interdits.
Point d'unité de temps de lieu et d'action ici mais des improvisations plus ou moins codifiées vers lesquelles chacun pouvait se rendre et se nourrir, chaque ville bien sûr disposant de ses tréteaux, artistes et musiciens qui renouvelaient le genre, l'ornementaient pour reprendre un terme musical.
La Commedia dell Arte relevait de cet esprit populaire fantasque et inventif. Elle aussi se tenait dans les rues investies pour l'occasion par des baladins que rien n'attachait à rien ni à personne et qui en quelques heures, ayant reniflé l'air du lieu, ses drames minuscules et personnages grotesques, en faisaient une oeuvre de vent pour un peu d'enchantement. Molière s'en réclamait... Sous la Renaissance les humanistes redécouvrent la perspective linéaire de l'Antiquité grecque. Les décors des pièces de théâtre - qui jusqu'alors se tenaient dans de grandes salles rectangulaires telle celle du jeu de Paume - se limitaient à une toile peinte.
Pourtant, déjà au milieu du XVème siècle, Charles d'Amboise, gouverneur français à Milan, demandait à Léonard de Vinci de concevoir pour lui un palais doté de ces machineries extraordinaires qui réalisent entre autres l'un des vieux rêves de l'homme: voler, et surtout qui lui permette de rivaliser avec le duché de Mantoue ( en suivant ce lien Léonard de Vinci, de belles images du codex Atlanticus, clicquer sur les caractères en rouge en bas et à droite pour faire défiler). Les traîtés de scénographie et de perspective de Sebastiano Serlio vont révolutionner cette approche minimaliste. Le théatre à l'italienne est en germe dans le premier théatre temporaire que celui-ci réalise à Vicenze en 1540.
L'opéra est d'abord un genre accessible sur invitation et dont les livrets s'adressent à un public raffiné et cultivé. Malheureusement les puissants ne peuvent longtemps entretenir leurs auteurs et artistes et peu à peu sous la pression d'une bourgeoisie qui est assoiffée de musique et aussi de se montrer, les salles jusqu'alors réservées à la noblesse s'ouvrent aux marchands et mécènes roturiers. Théâtre de Vicenze
On peut voir sur la photographie ci-dessus que le second théâtre de Vicenza est comme les théâtres de l'antiquité contruit en arc de cercle devant un fronton que recouvre un ciel peint en trompe-l'oeil. Construit en 1580 à la demande de l'Académie olympique de Vicenza il a conservé les gradins de bois en ellipse à la romaine.
Il suffira quelques années plus tard de tendre de toiles peintes des chassis coulissants dans des rainures ( chassis selon le cas angulaires ou plats ) pour créer des effets de décor époustouflants.
C'est en 1618 qu'apparait la première salle en fer à cheval, celle du théâtre Farnèse à Parme. Nicola Sabbatini en est le régisseur. Les gradins séparés par un large parterre ouvrent sur une scène plus intime que referme un rideau et un cadre de scène (ou cage de scène) qui permet les va-et-vient nécessaires au changements de décor dans la coulisse sans que le spectateur puisse voir les machinistes en action. On renoue là avec cette idée de frontière entre visible et invisible. Mais la succession des images que je vous ai choisies vous montre bien que l'on est passé de siècles en siècles d'un théâtre confondu avec la Nature ou du moins l'environnement immédiat à un théâtre d'artifice et d'illusions, replié sur lui-même.
Ce théâtre est exactement contemporain de Monteverdi. Il sera malheureusement très peu utilisé car de coût d'entretien énorme, même pour les grandes fortunes qui l'avaient fait bâtir.
En 1637 le théâtre San Cassiano de Venise ouvre ses portes contre paiement à tout spectateur désireux d'entrer, sous condition d'une bonne tenue vestimentaire et comportementale. D'autres théâtres suivront. Venise compte pas moins de seize salles au début du XVIII ème siècle qui donnent spectacle en certaines saisons précises: le temps du Carême et de l'Avent sont réservés à la représentation d'oratorios... Le prix des places ne permet cependant pas d'équilibrer les coûts de fonctionnement et de produire des oeuvres nécessitant de nombreux figurants, musiciens et machinerie dont Nicola Sabbatini a contribué à donner le goût et améliorer les effets.
En 1641 Giacomo Torelli, que l'on nommait " le grand sorcier " améliore le système des coulisses grâce à toute une machinerie de treuils, leviers et contrepoids qui peuvent mettre en branle simultanément plusieurs chassis de décor et dans les trois dimensions: largeur, profondeur, hauteur. L'architecture et les décors déplacent ainsi le point de fuite loin en arrière de la scène. On imagine l'émerveillement du spectateur découvrant comme un enfant des mondes changeants à la lueur des candélabres.
C'est aussi à cette époque que les inconfortables gradins sont remplacés par des loges fermées qui font de ces théatres à l'italienne de grands vaisseaux à la coque ouverte sur l'intérieur.
Nos armateurs vénitiens pariant sur l'avenir se livrent une guerre impitoyable, " La guerre des loges " pour armer, non plus des navires devenus inutiles en ces temps de déclin du commerce, mais des théâtres dans lesquels les marins se feront machinistes. Et puisque les grands de ce monde ne peuvent plus comme ils le faisaient auparavant s'asseoir sur la scène, on leur donnera les loges qui la surplombent. Quant au petit peuple, il assistera debout au spectacle, juste derrière la fosse d'orchestre.
Théâtre san Carlo de Naples
La salle d'opéra telle que nous la connaissons encore aujourd'hui a enfin vu le jour Celle du grand théâtre de Bordeaux que je connais bien...
Mais au fait que jouait-on dans ces théatres ou naît l'opéra avec Monteverdi et ses successeurs?
Il nous reste peu d'oeuvres de ces temps là: les conflits locaux se soldaient par la perte d'ouvrages et ceux de papier brûlaient mieux que ceux de pierre. Et puis le compositeur n'avait pas toujours le temps de se faire éditer tant la demande était dense et il était souvent son propre copiste à l'intention des interprètes. Impossible donc de retrouver ailleurs un exemplaire d'une oeuvre qui s'était dissoute dans les flammes.
Mais on sait que Caldara écrivit 90 opéras en 45 ans, Cesti plus de 100, Alessandro Scarlatti 125. L'acoustique des salles valorise la virtuosité des chanteurs auxquels tout est sacrifié: le ballet, le choeur, l'orchestration qui se réduit au seul accompagnement des solistes quand Monteverdi lui avait donné un bel essor. Seule s'en sort indemne la mise en scène orientée quasi exclusivement vers le merveilleux et l'étrange.
Quelques noms ressortent de cette époque, connus des amateurs d'art lyrique et d'élèves de conservatoires. Personnages aux vies mouvementées, romanesques même... Mis à part A.Scarlatti, ils sont aisément le jouet des chanteurs (primo uomo, prima donna) qui réclament souvent que l'on modifie la partition afin d'y intégrer des airs à leur avantage. Devant une telle révérence, comment ne pas comprendre que souvent l'ouverture (ou sinfonia) à la napolitaine n'ait que peu à voir avec la suite de l'oeuvre? De plus, il faut faire plaisir à tout le monde et sur sa lancée le compositeur empile scènes burlesques, tragiques et récitatifs. L'opéra de Monteverdi, si condensé, à la si profonde unité, est devenu une oeuvre longue dans laquelle sentiment et action sont dilués au profit de tableaux divertissants.
Carissimi(1602-1676) compose plutôt des oratorios d'inspiration religieuse et jouit d'une réputation fameuse dans toute l'Europe. Il est le maître de Marc-Antoine Charpentier et influencera Schütz, Bach et Haendel.
Jephté, choeur à six voix
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Cesti (1623- 1669) marquis et frère franciscain à la conduite licencieuse, il fait la pluie et le beau temps dans toute la péninsule musicale. Il lance la mode des castrats puis, se faisant rappeler sans cesse à l'ordre par ses ordres, meurt empoisonné... Son oeuvre est d'une infinie délicatesse et subtilité mélodique et orchestrale, sans doute le plus abouti des compositeurs de ce temps là, et connut un grand succès tant auprès de la noblesse que du public populaire. Orontea, Acte II sc. XVIII: Intorno all idol mio
( en lien le livret intégral,
cliquer à g. pour retouver l'acte et la scène de cet air)
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Stradella ( 1639-1682) compositeur prolifique aux 200 cantates, presque autant de motets, de nombreuses symphonies, opéras, oratorios et il faut bien l'avouer, tout autant d'intrigues amoureuses qui le conduisent à une vie de fuites et embuscades très théâtrales. Paradoxalement une piété infinie qui en fait l'un des compositeurs religieux les plus sincères de tous les temps. Il eut une grande influence sur des compositeurs qui passèrent davantage que lui à la postérité tels Corelli et Vivaldi.
Sinfonia en ré Majeur extraite du Saint Jean-Baptiste
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Alessandro Scarlatti(l659-1725), qui ne se déplaçait qu'avec sa grande tribu sicilienne et profitait des charmes dont l'une de ses soeurs savait user auprès des grands de ce monde pour obtenir les postes désirés de maître de chapelle ici ou là pour lui et ses proches. Auteur de 125 opéras, 700 cantates et oratorios, messes, ariettes, madrigaux, œuvres instrumentales diverses qui synthétisent tous les genres antérieurs. Il accorde une nette prééminence à la musique instrumentale et invente l’aria da capo (air avec reprise) qui met en valeur l’habileté du chanteur. Père de Domenico Scarlatti, qui fut donc à bonne école, il jouit dans toute l'Europe d'une réputation méritée.
Pendant ce temps un dénommé Lulli, sans doute séduit par un Roger de Lorraine fort amoureux, quitte à treize ans l'Italie pour la France sans savoir le destin qui l'y attend et dont il saura se rendre maître...
Agar et Ismaël exilés, aria
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