Poésie, symbolique du monde, les quatre éléments, contes, écoute, accompagnement, musique
En voici une oeuvre somptueuse, unique en son genre et qui reste d'actualité par sa forme, ses sonorités, sa construction à la fois libre et très pensée.
Elle est le point d'aboutissement d'un cheminement qui commença vers le milieu du XVI ème siècle, époque à laquelle apparaît la forme " fantaisie ". Ce terme recouvrait d'ailleurs à l'origine deux styles très différents. Soit une pièce brillante de forme libre pour instruments à cordes pincées, soit un prélude suivi de variations et joué sur instrument à clavier.
Ces deux styles vont se synthétiser en Espagne. Interprétés au luth ou à la vihuela, ils se rapprochaient parfois de la Folia. Ils émigreront en Italie et marqueront de leur inspiration tout le siècle claveciniste suivant. Je vous propose d'écouter une belle Fantaisie de Alonso Mudarra, ici sous les doigts inspirés de Jordi Savall à la vihuela.
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Dürer, Mains en prière
Avec Frescobaldi, musicien officiel de la basilique Saint-Pierre de Rome et chef de file de l'école italienne d'orgue et de clavecin, ces fantaisies (et il en écrivit de nombreuses) ont une tonalité encore plus libre. Elles annoncent déjà, par leurs dissonances, le climat de recherche inquiète sur le clavier, leur forme sans structure figée, les grandes improvisations qui suivront. Je dois à la vérité de dire que le caractère très cérébral de ces fantaisies et Frescobaldi en général ne me touchant pas, j'ai préféré ne pas vous ennuyer avec une musique plutôt austère et trop froide pour moi...
Dessin de Canaletto, Anges musiciens dans la Chapelle Sixtine
Puis vient cette pièce étonnante de Jean-Sébastien Bach. Ecrite durant son séjour à Cöthen, terminée à Leipzig, elle aura une influence très déterminante sur la musique romantique et bien au-delà.
Articulée en deux volets, la Fantaisie où prédomine le chromatisme et la virtuosité puis la Fugue plus apaisée, son climat général porte à croire que Bach la composa juste après la disparition de sa première épouse, Maria Barbara. La violence émotionnelle et la douleur qui imprègnent certains passages, la sonorité percutante des accords jetés avec rage, les longues arabesques questionnantes disent la souffrance de l'homme endeuillé puis son effort pour se redresser.
La Fantaisie peut être considérée comme une improvisation libre, brillantissime, de forme tourmentée et presque orageuse parfois, par opposition à la fugue très structurée qui la suit. Elle témoigne tout à la fois de l'influence de la musique du Nord de l'Europe sur l'art de Bach ( recherche de timbres variés, brio des traits de virtuosité, déferlement de passion et de grandeur, tous traits propres aux Chorals fantaisies de Buxtehude que Bach admirait tant - ici une vidéo exceptionnelle de Gustav Leonhardt jouant le prélude fantaisie en sol mineur pour orgue de Buxtehude-) et son intérêt personnel pour l'utilisation du chromatisme dans le système tonal en vigueur en son temps.
On peut clairement la diviser en trois parties qui toutes trois oscillent en permanence entre la tonique (Ré) et la dominante (La) .
- La première partie est une toccata dans laquelle le compositeur déroule en tous sens des gammes en fusées, des cascades d'arpèges nécessitant le croisement acrobatique des deux mains, des divisions rythmiques d'une rare richesse en triolets, quintolets, septolets etc sur une mesure binaire. Les grands arpèges recouvrant comme autant de déferlantes toute la tessiture du clavier présagent déjà de l'utilisation qui sera faite au XIXème siècle par les compositeurs romantiques de ces procédés sonores. On oublie souvent chez Bach les révolutions qu'il a amenées dans la technique du clavier. Cette toccata se conclut sur une demi cadence interrogative.
(Cette première partie correspond, sur le curseur de la version piano, au début du morceau jusqu'au chiffre 197)
- Elle est suivie d'un long récitatif très modulant, presque implorant dont les phrases sont ponctuées d'accords secs.
(Toujours sur ce même curseur, depuis le chiffre 200 jusqu'au chiffre 380)
- Puis une dernière partie qui mélange le style improvisé et le style plus méditatif, tous deux chargés d'accidents et de modulations qui alternent questions et réponses avant de conclure sur une belle cadence.
( De 381 jusqu'à la fin de la pièce sur le même curseur)
Voici cette Fantaisie dans deux belles interprétations, toutes deux d'une extraordinaire présence et pas si éloignées que cela dans le ressenti. Preuve s'il en est que à travers la musique peuvent passer des émotions lisibles par tous de la même manière.
La première au piano par Lise de la Salle. Piano charnel, élégant, au phrasé sans faille. Beaucoup de profondeur aussi dans la recherche de sonorités et un legato incroyable:
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La seconde au clavecin ( et quelle présence, quelle puissance de jeu et d'expressivité, quels grondements quasiment d'orgue ! ) par Scott Ross :
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Gravure de Gustave Doré
La fugue qui suit expose un sujet bien plus calme que celui de la Fantaisie, mais toujours dans cette recherche du chromatisme.
Le motif initial, fait de demi-tons ascendants exprime, dans le langage symbolique cher à Bach, tout à la fois l'écoulement de la vie et l'espérance du chrétien qui, sans cesse tombant, regarde vers le ciel et en attend un message de paix. On sait les drames qui émaillèrent la prime enfance de Bach et à quel point la religion lui fut un refuge souvent à son désespoir.
Ce motif en demi-tons est par ailleurs très proche de celui du choral " Ach ! wie nichtig, ach wie flüchtig" BWV644, " Ah ! combien vaine et fugitive est la vie ", ce qui confirmerait que l'oeuvre est une réflexion musicale autour d'une douleur intime et encore vive.
Ce thème s'assouplit de traits plus ronds, plus chantants et amènes au fur et à mesure que se déroule la fugue, très rigoureuse sur le plan du contrepoint.
Vers la fin de l'oeuvre, Bach emploie, ce qui était fort rare chez lui, des basses redoublées à l'octave qui donnent une couleur d'orgue à son clavecin ( ou au piano). Elle constitue, après le déploiement de virtuosité questionnante, rêveuse ou douloureuse de la fantaisie, une tentative de reconstruction de soi et de maîtrise de l'émotion.
Je vous laisse écouter la seconde partie de cette oeuvre par les mêmes interprètes
Lise de la Salle au piano
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Scott Ross au clavecin
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