Poésie, symbolique du monde, les quatre éléments, contes, écoute, accompagnement, musique
Gormsch s’assit sur le sommet de la butte, d’où il voyait lentement le ciel se dissoudre entre les champs de seigle et quelques bosquets épars. Leur noirceur contrastait avec le crépi jaune cru des chaumières, et cela le fit fondre en larmes. Le paysage qui s’étendait à perte de vue sous ses yeux était d’une beauté incroyable, indolente et tranchante, telle qu’il aurait voulu mourir plutôt que de faire un pas de plus et s’en arracher. De multiples voies d’eau reflétaient les ors du couchant, on aurait dit des lames posées à même le sol. Ici et là l’ombre de terre de sienne brûlée des labours était si intense qu’elle donnait le sentiment que le soleil avait pénétré le moindre sillon retourné.
Non, décidément, le bocage ne se soumettrait jamais aux caprices du vent. La douce déclive de ses sentes usées vascillerait toujours vers des fossés inconnus et leur lumière continuerait, jusque de l’autre côté du monde, à tracer ses chemins entre talus et friches, indifférente aux obstacles que posent parfois les hommes aussi bien que le brouillard. Il en ressentait une joie profonde qui l'empêchait de se mouvoir.
A ses côtés, prêt à être emporté par le vent glacial, un parchemin. Serviteur infatigable, le vieux rouleau lui avait dessiné sans une seule saute d’humeur le voyage accompli jusque là. Il n’allait pas l’abandonner tout de même alors qu’il était si près du but…
Un parfum de chèvrefeuille et de symphorine traversait le paysage et venait en longues vocalises agacer ses pensées déjà troublées par le cri rauque de quelques corbeaux freux.
Mauvais présage… se dit-il, mauvais présage…
Cela faisait des semaines, peut-être des mois, qu’il avait quitté son village pour accomplir la Quête qui sauverait toute la région de la sécheresse. Les escargots géants ne continueraient à semer leur traînées argentées d'où naissaient toutes graines que s’il pleuvait à nouveau et la pluie ne reviendrait que s’il parvenait à changer ses bottes en chaussons aux pommes. C’était du moins ce qu’il avait retenu du long entretien avec le chef du village.
Au début, il avait été pris de doutes lorsque Adrantama le Vénérable, avait réuni toute la population puis demandé à chacun de s’essayer à déboulonner la machine à moduler l’épaisseur des ombres.
Cette machine était déréglée depuis des semaines par la chaleur qui dilatait ses joints et la pénombre qui descendait des arbres ne parvenait plus à garantir au village et ses alentours le minimum de fraîcheur requise en cette saison désespérément sèche. Pire, les mauvaises herbes, à qui la pauvreté du sol profite toujours, colonisaient de façon inquiétante les potagers et les jardins et même les interstices du pavement. Il y a de grandes leçons à tirer de cette ardeur à vivre de la mauvaise herbe. Quelque chose qui dit la précarité du genre humain.
Gormsch était d’une faible complexion, mais tellement certain que cela servirait à quelque chose que sa foi coula jusqu’au bout de ses mains comme une rivière retourne à sa source. La machine se déverrouilla sans nul couinement de protestation. Ce miracle fut fêté à l'instar de eux qui avaient pu se produire en des temps immémoriaux dont il ne restait que quelques fables…
Le maréchal ferrant la remplaça illico presto.
En attendant un nouvel essor des pluies, le village pourrait survivre et quelques récoltes seraient sauvées de la brûlure du soleil.
Il s’était mis en route de nuit, ses bottes dans un vieux baluchon et le parchemin contre son cœur.
A vrai dire, il ne voyait pas trop la relation qu’il pouvait y avoir entre le fait de changer la nature de ses chausses et le retour de la pluie, il sentait juste que c’était le prix à payer.
Il en avait croisé des lieux étranges, attendrissants, cauchemardesques.
Un labyrinthe de buis qui rôdait sous la Lune, entraînant avec lui ses multiples cloisons à la géométrie changeante pour mieux l’emprisonner et auquel il avait eu toutes les peines du monde à échapper.
Une rivière dont les ajoncs pincés par le vent laissaient s’échapper des pizzicatis aussi envoûtants que le seul menuet que son neveu ait jamais su sortir de l’épinette familiale.
Une cathédrale de Tuyas géants comme on n’en trouve plus qu’à la source de la rivière Shannon, sur le Lough Kee et dont le ronflement à la tombée de la nuit résonnait à cent lieues à la ronde. Il avait vu de ses yeux la respiration difficile des troncs millénaires et bleutés.
Pour l’heure il était plongé dans le manuscrit dont il déchiffrait avec peine en les suivant du doigt les volutes violettes presque effacées.
-Sixièmement…Mmmm… trouver le confiseur… trouver le confiseur ?
Oh my Skburb !!!!!!!!! Je n’y arriverai jamais ! Je serais bien avisé de réfléchir un peu… Pas de précipitation, se dit Gormsch. Je dois pouvoir trouver le confiseur. Mais où ?
En contrebas, les rivières et canaux étaient désormais grenadine ou citron.
Des chaumes montait une odeur douceâtre qui prenait l’âme et lui donnait des faims.
Il entrait au pays de Suu-Gare.
Un train au lointain laissait échapper une fumée aussi appétissante que de la barbe à papa à ceci près qu’elle était verte.
-Tout le monde doit être confiseur dans ce patelin… Nom de Skburb de nom de Skburb !
Il commençait à se morfondre lorsqu’une grue se posa à ses côtés. Elle était rouillée de partout, identique à ces oiseaux qui ont passé trop de temps à respirer les bords de mer. Bien qu'il commençât à se faire un peu sourd, Gormsch percevait parfaitement les crissements infimes dans ses jointures, il aurait même pu dire le nombre de grains de sable responsables de cette petite infirmité. La forme de précaution que prenait le volatile dans le déroulement de ses pattes, à moins que ce ne fut une nonchalance propre à son espèce en disait long sur la philosophie de l'oiseau. Le plaisir de la vie réside-t–il dans le fait de marcher droit et d’emprunter des chemins qui imposent leurs pensées ?
Elle faisait comme si de rien n’était, picorant quelques grains restés là de la dernière semailles mais il était évident qu’il n’y a pas de hasard en ce monde et Gormsch se précipita sur le rouleau à ses côtés.
- Nota bene… nota bene…
« Un oiseau viendra
sur lui volera
au but conduira. »
Il avait à peine fini de considérer alternativement les lignes lues et le caractère chétif de l’oiseau que la grue s’approcha, le col un peu penché vers lui, sifflotant une chanson d’elle connue mais qui était douce aux oreilles.
-Je n’ai pas le choix, sauf à m’enferrer dans des hypothèses sans fin. Il faut que je grimpe sur cet oiseau et advienne que pourra.
Elle sembla comprendre et, pour lui permettre de l’enfourcher, plia les genoux dans un bruit de crécelle à faire se hérisser les branches d’un saule puis s’envola… dans la direction opposée au village.
-Mais… mais…
Gormsch ne savait trop que dire et encore moins penser.
Le bras droit serré autour du col de la bête, il tentait de lire à la lueur des étoiles naissantes s’il y avait par hasard un chapitre dérogatoire à la suite normalement logique de cette affaire. Et effectivement, un autre Nota bene lui apparut qu’il n’avait pas vu en première lecture :
Nota Bene : Le talent du confiseur du village de Suu-gar n’ayant d’égal que son tempérament hautement crapuleux, cela pourrait desservir la quête toute entière. En conséquence l’oiseau vous conduira sur le seuil de votre maison et il vous appartiendra de trouver à ce moment-là la solution requise pour échanger vos bottes contre des chaussons aux pommes.
-Echanger mes bottes contre… Echanger mes… Et j’ai fait tout ça pour…
-T’en fais pas mon gars, lui murmura la grue. C’est ça une quête. On va, on va vers quelque chose qui en fait est tout au fond de soi, ou tout près.
Gormsch était ahuri.
Sans doute l’oiseau avait-il raison et maintenant que cette quête touchait à sa fin, il se souvenait que la semaine précédant son départ, son voisin pâtissier lui avait proposé d’échanger ses bottes contre deux chaussons aux pommes. Qui peut dire si cela aurait changé le cours des choses ? Sans doute fallait-il pour que la pluie revienne qu’il mesure le prix de cet échange.
Ils avaient gagné les hauteurs du ciel pour passer la barrière de montagnes d’un gris inquiétant coulant vers le noir qui séparait les deux vallées. Ils traversaient maintenant des nuages dont les touffes hirsutes et tièdes exerçaient une pression caressante sur sa peau.
- Qu'elle est douce cette bruine. On dirait de l’espace ! pensa Gormsch.
Et l’oiseau qui vivait à son rythme, ou peut-être était-ce le contraire, se retourna vers lui et lui dit :
-Oui, la bruine est de l’espace. Prends-en un peu dans ton baluchon, le dernier point de ta quête, que tu n’as pas lu, est d’apporter à ton chef la preuve de ton voyage.
Plus rien n’étonnait Gormsch.
Il se saisit d’un morceau de bruine qui résista un peu à se laisser enfermer puis s’abandonna enfin sur le cou de l’oiseau.
Adviendrait ce qui adviendrait.
La bruine était de l’espace, et vivant qui plus est, et même dotée de sentiments, et rien que pour cette découverte, il se réjouissait d'avoir fait tout ce chemin et devoir se séparer de ses bottes…