Pendant que Guillaume de Machaut et ses émules explorent l'espace ouvert par Philippe de Vitry, qu'en est-il en d'autres régions de l'Europe?
Si l'on excepte le sanctuaire de Montserrat en Catalogne qui va développer un Ars Nova tout à fait original, seule l'Italie s'approprie les nouvelles découvertes des clercs et poètes français, les adapte aux singularités de la péninsule, invente son propre système de notation.
Mais le talent de musiciens tout tournés vers le profane n'inspire guère les prélats du temps et les souverains pontifes... Les Papes en Avignon comme à Rome préfèrent accompagner le génie de peintres comme Giotto.
( Je vous invite au passage à suivre ce le lien proposé par la ville de Caen. Vous découvrirez sans sortir de chez vous la Basilique de Saint François d'Assise et les magnifiques fresques de Giotto )
L'une d'elles aux superbes nuances et à la composition très subtile
qui fait du visage du saint le centre d'une croix invisible
formée par le paysage
Saint François donnant son manteau à un pauvre
C'est donc vers le mécénat des princes et de la riche bourgeoisie du Nord de l'Italie, pour lesquels la pratique musicale amatrice était un élément important de l'éducation, que se tournèrent les compositeurs italiens.
Afin de répondre aux attentes exigeantes- et parfois volages voire tyranniques - de ce public très éclairé, les voilà tenus d'abandonner rapidement les complexités du contrepoint ou du rythme, si chers à l'école française, pour ne se consacrer qu'à la beauté de la ligne mélodique et à la virtuosité de l'interprétation.
Van den Borren a parfaitement défini l'esprit de ce siècle : « La musique du Trecento italien se distingue par une physionomie toute particulière à laquelle l'appellation de gothique ne saurait convenir que très partiellement. En effet, nulle angulosité, nulle tendance à l'orfèvrerie délicatement travaillée ne se discerne dans les pièces de Landini, de ses contemporains et de ses prédécesseurs, mais bien plutôt une recherche de souplesse de la ligne mélodique. »
Le paradis est redevenu terrestre et il descend doucement de Bologne jusqu'en Toscane.
En France la composition se fonde encore sur la teneur liturgique ( la basse, donc )
En Italie, c'est autour de la voix supérieure, qui chante le texte poétique, que vont s'articuler les différentes voix.
En France on reste attaché aux distinctions médiévales entre musique théorique et musique pratique, le théoricien seul ayant droit au titre de musicus.
En Italie la pratique de l'improvisation se répand dans les églises et chacun devient un musicus, qu'il soit clerc ou laïc, homme ou femme, professionnel ou amateur.
En France la musique fait partie du quadrivium, aux côtés de l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie.
En Italie elle est déjà considérée à part entière comme un art.
Le campanile de Venise n'existe pas encore mais la cité des Doges et le Roi de Chypre réservent un accueil princier à Landini qu'ils couronnent Prince des poètes en 1364.
J'ai choisi de vous faire écouter les trois compositeurs les plus marquants de cette période, sachant que les zones d'influence se sont déplacées de l'Italie du Nord vers Florence. Je ne vous les présente pas par ordre chronologique mais relativement à leur retentissement aujourd'hui.
Le plus connu:
Francesco Landini ( 1325-1397 ) dit " l'Aveugle".
Il excelle dès son enfance dans l'art du chant, le luth, la flute, et l'orgue, d'où d'ailleurs son autre surnom: Francesco des Orgues.
Compositeur de la cour de Vérone puis à Venise, il est le plus célèbre des musiciens de l'Ars Nova Italien. Son écriture d'une grande simplicité le distingue des maîtres français de plus en plus ivres d'allégories et d'exubérance, fût-ce au détriment du plaisir de l'auditeur.
Les 154 œuvres qui nous restent de lui représentent à elles seules un quart de la musique Italienne du XIVème siècle qui nous soit parvenue.
Je vous propose d'écouter un choeur à deux voix pour enfants, d'une très grande élégance:
O che bon eco
dewplayer:http://s3.archive-host.com/membres/playlist/1543578952/LandiniOcheboneco_3.mp3&
Le plus influencé par Guillaume de Machaut:
Jacopo da Bologna
Maître de Landini et virtuose de la harpe, il nous a laissé quelques 54 oeuvres, essentiellement des matricalle ( poème en langue maternelle) à deux et trois voix. L'usage a transformé ce terme originel de matrical en madrigal et ce mot ne recouvre pas le même genre musical à l'époque de l'Ars Nova et sous la Renaissance.
Les thèmes en étaient la noblesse des sentiments, sans emphase, toujours dans une recherche de simplicité formelle et de beauté mélodique.
Un autre genre musical très en vogue alors, la Caccia, ou Chasse, s'attachait davantage à l'imitation musicale de la vie.
On ne peut ici qu'évoquer le futur Janequin mais nous y reviendrons.
De ce compositeur, une pièce instrumentale en trio, sans doute un intermède entre deux pièces chantées comme il avait coutume d'en écrire. La forme met en avant le hautbois d'amour, le luth en contrechant improvise sur l'accompagnement très discret d'une viole. La pièce se termine par quelques mesures plus enlevées et très ornementées.
I'me sun un Che
dewplayer:http://s3.archive-host.com/membres/playlist/1543578952/10ImeSununChe.mp3&
Le plus dramatique enfin:
Andrea de Florence
Ecriture inventive osant les dissonnances, recherche d'intervalles nouveaux, harmonisations sortant de l'ordinaire... Je vous laisse écouter une très belle ballade dans laquelle la voix féminine, soutenue par un seul luth improvisant, déclame un texte aux accents très émouvants. Une oeuvre qui laisse présager des récitatifs du XVIème siècle:
Ballade
dewplayer:http://s3.archive-host.com/membres/playlist/1543578952/15NonSoQualIMi.mp3&
Regardons cette très belle fresque d'Agnolo Gaddi. Les personnages foisonnants y semblent désemparés, scrutant en toutes directions, dans un mélange d'agitation et d'indécision. La nuit approche ce grand désordre.
C'est dans un tel climat d'hésitation stylistique, partagés qu'ils étaient entre l'hermétisme/intellectualisme croissant des compositeurs français, le raffinement ornemental devenu excessif chez les italiens, que les uns et les autres se lancent à corps perdu dans des réalisations de plus en plus complexes, sans grande spontanéité et sans jamais penser à l'émotion de celui qui écoute.
Le musicien français ou italien de ce XIVème siècle est devenu professionnel.
Il compose pour se dépasser techniquement. Mais tout absorbé par la performance il en oublie... la Musique.
L'Ars Nova touche à sa fin. Il aura apporté une consolidation de la notation écrite, le raffinement du contrepoint, un souci d'harmonisation et d'orchestration plus élaborés, des subtilités rythmiques surtout restées inégalées jusqu'au XXème siècle.
Dans le Nord de la France, et il faut ici rendre grâce à la puissance du Duché de Bourgogne dont l'influence politique et culturelle dépassaient alors très largement l'aire géographique que nous connaissons aujourd'hui,
dans le nord de la France donc,
c'est d'un anglais bien installé à Calais, John Dunstable
et d'un jeune français de Cambrai, Guillaume Dufay
que viendra le mot d'ordre: " Retour à la simplicité!"