Souvent le soir, lorsque sont achevés les travaux du jardin et ceux de la maison, je m'assieds au début de notre pré. Et je rêve. Les journées sont encore assez belles et longues pour permettre ces pauses sans orgueil qui distinguent le commun des hommes des rois et des puissants.
Et il me revient des images de mon enfance à Jautan. En particulier ce que nous appelions les quartiers du Grand-père: les dépendances.
Le sol de terre battue, noire, enfoncée de trous. L’eau remontait la nuit, dessinant des archipels qu’entourait un réseau complexe de petites buttes glissantes. Cela ne manquait pas de m'évoquer en sombre les œuvres de crochet de ma grand-mère, les mailles traversées de jours, inégales, flottantes.
J'y passais des heures, à l'instar du grenier. Pourquoi cette curiosité pour une pièce de silence, dont la blancheur des murs chaulés ne se laissait prendre qu’avec prudence, comme on regarde les étoiles, un peu à côté d’elles ? D’abord cette porte sans battant, plus basse que toutes les autres, ouverte à tous vents dont jaillissait au soir un parfum de moisissure et de rouille.
L’ombre. Ses seuls guides y étaient les ventres défaits de vieilles barriques et d’un pressoir. Contre un mur, les outils. Adossés sans faiblesse, dans le même ordre invariable, comme si la main qui les usait avait depuis toujours pensé ses taches quotidiennes selon une logique que rien ne changerait plus. Cela m’apaisait et m’angoissait à la fois. La paix parce que cet ordre impavide et humble. L’angoisse parce que l’inéluctable déroulement des jours et des saisons était inscrit dans ce rangement qu'aucune distraction ou fatigue ne venait altérer.
Je m’approchais d’eux avec cette inclinaison de la nuque que toute enfant modeste doit à de vieilles personnes. Et si l’un d’eux s’était mis à parler, je n’en aurais pas été étonnée, mieux, je l’espérais.
D’abord laisser la main glisser sur les manches de bois qui n’étaient d’usine mais d’artisanat, du bois dont on lisait les nœuds et les bourgeons interrompus en pleine sève, du bois aux tourments de visage, du bois ciré par la sueur. Certains étaient sombres, d’autres d’une belle lumière où se discernait mieux la plante d’origine. Tous étaient à la fois tords et droits et tout vibrants d'une âme.
Je les prenais un par un, cherchant dans ma mauvaise mémoire scientifique des nombres et des tables de conversions: comment convertir le châtaigner ou l’acacia en masse et en dynamique? Certains pesaient fort lourds et c’est alors que je m'accroupissais, caressant ce qui me semblait homme, regardant derrière moi qu’on ne me surprît point.
Je me sentais indécente, en un univers déjà friand d'information à distance, d’aimer à ce point làce monde étonnamment beau et lent de l'outil.
Non pas la machine dont la taille dépassait la mienne ou la complexité me mettrait en défaut. Mais ce prolongement du corps qui fait de l'être humain ce qu'il est et jamais ne l'aliène. Cet objet au nom doux que l'on honore et use et qui rend corps savant.
J'étais fascinée et le suis encore par les outils de jardin. Le lien qu'ils créent entre celui qui les tient et le monde à fleurir. Ce qui à jamais les sépare des armes et des machines. L'hommage qu'ils savent rendre à la station debout. A la main merveilleuse. A l'attente des jours. A la maison qu'on aime, à ceux qui s'y reposent.
Je pense alors à ce monde qui ne sait plus les champs les prières silencieuses aux germes du soleil et à ce privilège de pouvoir contempler la terre que l'on remue d'entendre dans mon dos les rires de nos voisins ou bien les jeux des chats.